Quatre des sept membres du groupe ‘Natir’. De g. à dr. Neville, son frère Éric, Bouck et Duck
La communauté rasta est en deuil, encore une fois. Après Kaya, Berger Agathe, Gérard Bacorillal, Ras Carosin, un autre seggaeman, Ras Tilang, s’en est allé il y a quelques jours. Mais les rares seggaemen et autres rastamen ne veulent pas baisser les bras : «Des soldats sont morts au combat, d’autres mourront mais la lutte continue».
Et pour eux tout tourne autour de «l’Être suprême» : Jah, Dieu pour les rastas.
«Get up stand up, stand up for your rights» chantait le roi du reggae, Bob Marley. Aujourd’hui, Ras José, président de l’Association des Rastafari à Maurice, reprend ces mêmes paroles pour résumer le combat des «enfants de Jah.»
Le rastaman est triste : «Frer Tilang ine mort couma bane lezot frer avant li kine tombé dan sa combat la.» Les seggaemen décédés étaient, dit-il, des messagers par excellence de Jah et revendiquaient les droits de la communauté rasta à Maurice.
Ras José est de ceux qui croient dur comme fer que la lutte perpétuelle que mènent les membres de la communauté rasta contre Babylone, c’est-à-dire le système politico-économique et toute forme de répression et d’autorité institutionnelle, doit continuer. Ils se présentent donc comme des marginaux réfractaires à l’ordre établi qui a tendance à les réprimer notamment à cause de leur goût pour le gandia.
Le rastaman croit aussi dans «le combat contre toutes les formes d’injustice que vivent les descendants d’esclaves à Maurice.» La préservation de la culture ancestrale, surtout la montagne du Morne, est également, pour lui et les autres rastamen, prioritaire.
La ‘Natir’ de Chamarel
L’endroit où Ras José nous reçoit à Sable Noire, Grande Rivière Nord-Ouest, est une des illustrations du retour aux sources, aux «roots» prôné par le rastafarisme. Une bicoque en tôle perdue dans les arbres. À l’entrée, deux drapeaux, l’un aux couleurs jamaïcaines et l’autre aux couleurs mauriciennes flottent, entrelacés. Dans un coin, un feu de bois fait bouillir de l’eau dans une vieille casserole. On se croirait dans un autre temps, un autre monde, et non à deux pas de la route Royale qui mène vers la capitale.
C’est un lieu où les membres de la communauté rasta peuvent se rencontrer, prier, méditer, jouer du Nayabingui, l’ancêtre du reggae.
À Chamarel, la nature est reine. Pour arriver chez les rastamen du groupe Natir, il faut emprunter une route étroite et boueuse à travers les champs de canne. Arrivé au sommet il faut redescendre dans une sorte de petite vallée, à pied.
Les cases, en tôle pour la plupart, sont nichées ça et là entre les nombreux arbres. Les chiens paressent, les poules se baladent, les enfants jouent. Un kiosque au cœur de la vallée accueille les répétitions du groupe Natir, le seggae et le reggae sont de rigueur.
«Ena bocou chanteur seggae ki pé mort en prison. Nu truv sa drole. Nou envi gagne l’explication. Bien sir seki pé zoué ar difé pu brilé», déclare Neville, le bassiste. Quel «difé»? La drogue? Il n’en dira pas plus.
«À travers la musique nou explique ene bane zafer. Nu dir ki positif et ki négatif, nu dir la vérité. La mort Kaya, Berger, Gérard, Carosin ek Tilang c’est ene grand perte pu communauté rasta», soutient Duck, le chanteur de Natir.
Dans sa modeste demeure à la Cité Richelieu, le seggaeman Ras Mayul repense à ses frères seggaemen décédés : «Kitfois zot ti pé trop souffert, a coz sa, Jah ine appel zot. Zot ine passe bocou message. Jah ine choisir Kaya pu amene seggae dan Maurice», affirme-t-il.
Le chanteur rasta de ‘Péros Vert’, Ton Vié, regrette également la mort de Ras Tilang et des autres : «Nou enseigne philosophie rasta à travers la musique. Mo sagrin ki azordi banes artistes fine mort. Kitfois à cause zot pas fine cone dir ‘non’ bane zafer négatif». Il ne dira pas plus sur les «bane zafer négatif».
Dans le salon de son appartement à Pointe-aux-Sables, un poster de Bob Marley, un portrait d’Haïlé Sélassié, le messie des Rastas, un drapeau jamaïcain et un énorme djembé se côtoient. La musique, toujours la musique, rythme la vie des rastas.
Les «faux rastas»
Comme les autres rastamen, Ton Vié lutte également pour que les membres de cette communauté soient respectés : «Nous sommes victimes de trop de préjugés», soutient-il.
«Les gens pensent que nous sommes des drogués, des voleurs, des malpropres. Tout cela est faux car nous ne prêchons que des choses positives et nous sommes très propres», déclare Éric du groupe Natir. Ras José fustige, pour sa part, les «faux rastas», ceux qui ont le look rasta mais qui commettent des délits et donnent une mauvaise image des rastas.
Comme dirait Ras Mayul, ce n’est pas le fait de «porter des ‘dreads’ et de fumer du gandia qui fait de quelqu’un un rasta», ou comme il préfère le dire «les ‘natty dreads’», c’est toute une philosophie : «Appliquer la parole de Dieu dans la vie de tous les jours, mener une vie simple proche de la nature, être positif, aimer son prochain, ne pas manger de la chair.»
Bien sûr, il y a quelques transgressions aux règles. À Chamarel, les rastamen mangent un peu de chair et baptisent leurs enfants au nom d’une coutume héritée de leurs parents alors que d’autres rastamen bannissent la chair et l’Église de leur vie sans pour autant bannir Dieu.
La communauté des vrais rastas à Maurice n’est pas très grande. Si personne n’en a recensé le nombre, une chose est sûre, à en croire nos interlocuteurs : depuis l’arrivée de cette culture à Maurice au début des années 80 à travers la musique de Bob Marley, elle n’arrête pas de faire des émules. De soldats parés pour le combat, au nom de Jah.
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Hécatombe chez les seggaemen
Cinq seggaemen en cinq ans. Tous décédés tragiquement. C’est l’hécatombe. Après Kaya, mort en cellule policière et Berger Agathe, tué par balle pendant les émeutes en 1999 provoquées par la mort de Kaya, Gérard Bacorillal, qui s’est suicidé en cellule policière en 2000 et Ras Carosin, mort d’un cancer en 2001, le nom de Ras Tilang est venu s’ajouter à cette liste le 18 juillet dernier. Ras Tilang, 29 ans, de son vrai nom Jean Webb Brigitte, est décédé d’une septicémie à l’hôpital Nehru à Rose-Belle ce jour-là. Il était en détention pour une affaire de vol depuis le 7 juillet dernier. Tilang avait pris le relais depuis 2001 car les disciples de Kaya avec son ‘Simé la limier’, ceux de Berger Agathe avec son ‘Zom ki faim’ ou encore ceux de Ras Carosin avec ‘Ex-Ilé’ et de Bacorillal avec ‘Emmanuella’, n’avaient plus de berger depuis le décès de ces derniers. Tilang avait conquis plus d’un avec son seggae, cette musique qui est le fruit réussi du reggae de Bob Marley et du séga mauricien. Le destin en a décidé autrement. L’homme n’est plus mais sa musique est là.
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La veuve de Kaya en quête de vérité
Véronique Topize, la veuve de Kaya décédé alors qu’il était en détention à la prison de haute sécurité d’Alcatraz le 21 février 1999, est toujours en quête de justice, cinq ans après : «Je suis toujours à la recherche de la vérité». Elle a appris avec une grande tristesse la mort de Ras Tilang : «C’est dommage. Je suis disposée à apporter mon aide à sa famille». Lorsqu’elle parle de Kaya cependant, Véronique laisse éclater son amertume car elle croit fermement que son époux n’est pas mort de mort naturelle. Elle mènera combat, si long soit-il, dit-elle, jusqu’à ce qu’un jour, elle puisse trouver «ene simin la limier» comme le chantait Kaya. Véronique est membre de l’association ‘Justice’ qui milite contre les cas de brutalités policières.
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L’éducation des enfants, une priorité
«Nous n’avons pas eu la chance d’aller à l’école mais nous sommes prêts à nous sacrifier pour envoyer nos enfants à l’école car l’éducation est très importante», déclare Éric du groupe Natir. Sa fille aînée, Marijuana (sans commentaire), est en form I au SSS de la Gaulette tout comme Ijah, la fille de Ras Mayul, qui veut être avocate plus tard. Les autres enfants de nos interlocuteurs sont encore en primaire mais, à en croire leurs parents, ces derniers ne lésineront pas sur les moyens pour les envoyer au collège et pourquoi pas à l’université. Ras David, 19 ans, est lui en dernière année de ‘Higher School Certificate’ (HSC) filière science. Il a découvert la culture rasta à l’âge de 15 ans et porte des dreads au ras des épaules. «Les gens ont des préjugés contre moi au premier regard mais après quand ils voient de quoi je suis capable à l’école, ils changent d’avis», déclare ce jeune homme.
Les femmes face au poids des préjugés
Très peu de femmes de la communauté rasta portent des ‘dreads’. Elles supportent mal le regard des gens. «J’ai gardé la coiffure rasta pendant 8 ans. Je me suis coupé les cheveux parce que je n’en pouvais plus de les cacher quand je sortais. Autrement les gens rigolaient ou me regardaient d’une façon bizarre», déclare Elvita, la femme de Neville du groupe Natir. La femme de Ras Mayul, Marie-Noëlle, a gardé ses dreads malgré les difficultés. La concubine d’Éric du groupe Natir, n’a pas encore la coiffure rasta mais elle tient à l’avoir : « Mes cheveux sont trop droits, c’est difficile d’y faire des ‘dreads’ mais un jour je les porterai. Les gens n’ont qu’à penser ce qu’ils veulent ». Le fait d’épouser un rastaman n’a pas non plus fait plaisir à l’entourage de quelques-unes de ces femmes mais elles ont choisi cette voie et comptent y demeurer. La plupart sont femmes au foyer.
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Le rastafarisme
Le rastafarisme est né dans les années 30 en Jamaïque. Cette philosophie se caractérise par ses nombreux emprunts au christianisme auxquels est ajoutée une mise en valeur de l’Afrique et particulièrement de l’Éthiopie considérée comme la terre promise et lieu de rapatriement des rastas. C’est un culte messianique dont le centre est l’Empereur d’Éthiopie Haïlé Sélassié : la dernière réincarnation de Dieu sur terre, selon cette tradition philosophique. Cette référence à l’Éthiopie se retrouve aussi dans le drapeau jamaïcain et rasta qui est en fait le drapeau éthiopien auquel on a ajouté le lion de Juda. Ceci explique pourquoi les couleurs rastas sont le rouge, le jaune et le vert.
Le principal prophète des rastas est Marcus Garvey, dont le second prénom, Mosiah, fait référence à Moïse, le prophète libérateur des Hébreux. Marcus Garvey, journaliste jamaïcain exilé aux États-Unis, retourna en Jamaïque en 1927. C’est alors que, selon les rastas, il a prophétisé la venue d’Haïlé Sélassié, «le roi des rois». Les rastas, disent-ils, sont fidèles à l’ancien testament en portant des dreadlocks, lesquelles, selon eux, expriment le refus de l’autorité. Dans les années 30, le rastafarisme était encore peu connu mais le rôle de Marcus Garvey dans l’émancipation des noirs d’Amérique a été majeur. Les rastas n’ont pas de lieu de culte, pas d’église, pas d’intermédiaire entre eux et Dieu. Bien que la Bible soit leur guide spirituel, ils sont libres de faire leur propre choix. Le rastafarisme aujourd’hui
touche toutes les couches sociales et ce, même s’il y a plus de sympathisants que de pratiquants. Selon les rastas, la tolérance et le respect de l’individu sont les maîtres-mots de leur philosophie.
Par Michaëlla Coosnapen et Jean Marie Gangaram