Rama Sithanen laisse entendre que la démocratisation n’est pas un concept vain pour le Parti travailliste. Il tente d’en faire la démonstration.
Q : En tant qu’ex-ministre des Finances, quel regard jetez-vous sur le premier Budget de Pravind Jugnauth ?
R : Pravind Jugnauth a envoyé un message qui, dans la forme et la façon de procéder, montre qu’il est différent de Paul Bérenger. Cependant, dans le fond, les quatre problèmes restent entiers : le chômage augmente, l’investissement recule, le déficit budgétaire reste élevé et la dette atteint des proportions dangereuses.
Q : Le ministre des Finances a quand même annoncé des mesures concrètes pour la formation.
R : Il y a des mesures correctes, comme la formation de ceux qui ont échoué le Certificate of Primary Education (CPE) ou qui n’ont pu obtenir un School Certificate (SC). Le problème est celui-ci : que fera-t-on de ces jeunes quand ils seront formés sans la possibilité de leur trouver un emploi ? L’initiative est bonne, sans plus. Parlons de la dette. Avec le nouveau Bank of Mauritius Bill (BoM), une partie de la dette publique est payée par la Banque centrale. C’est pour cette raison qu’elle ne paiera pas des dividendes au gouvernement en 2004/05. C’est un artifice comptable pour réduire la dette publique de Rs 13 milliards. C’est un vrai maquillage.
Q : Cela explique-t-il certaines mesures dites populaires ?
R : Pravind Jugnauth a eu une plus grande marge de manoeuvre avec ce ‘colourable device’. Le déficit budgétaire devait être réduit à 3 % alors que l’estimation est de 5 %. Mais avec une croissance économique négative au niveau de la zone franche, une récolte sucrière inférieure à l’estimation initiale , une croissance touristique très basse, le déficit budgétaire sera plus élevé bien que les recettes de la Taxe à la Valeur Ajoutée (TVA) soient passées de Rs 6 milliards en 2000 à Rs 12 milliards aujourd’hui. Le gouvernement cherche des excuses pour masquer sa mauvaise gestion de l’économie en utilisant les subterfuges tels le 11 septembre, la guerre en Irak, la maladie SRAS et le fret.
Q : Le Parti Travailliste critique la ‘targetting approach’ quant à l’État providence. Pourtant, et Vasant Bunwaree et vous-même aviez - dans vos discours du Budget respectifs en 1997/98 et 1993/94 en tant que ministres des Finances - prôné la même politique. Est-ce l’arroseur arrosé?
R : Tout le monde accepte qu’il faut trouver des solutions au problème posé par le vieillissement de la population afin de ne pas pénaliser la génération future. Paul Bérenger avait pris des engagements que les réformes se feraient dans le dialogue. Or, tel n’a pas été le cas et maintenant, Pravind Jugnauth déclare que c’est une ‘policy decision’ et non pas un sujet de discussions. On a posé des questions pertinentes. Est-ce que le ‘targetting’ sera volontaire ou obligatoire ? Est-ce qu’on va utiliser les fichiers de l’Income Tax pour exclure des personnes? Le ministre Lauthan a été incapable de faire la différence entre un ‘affluence test’ (déterminer celui qui n’a pas droit) et un ‘means test’ (déterminer celui qui a droit). Pourquoi ? La définition du mot ‘income’ n’est pas claire et pourquoi exclut-on les biens et la fortune?
Q : Quelle est votre position sur la question ?
R : Il faut désamorcer la bombe que représente le vieillissement de la population. C’est un problème qui existe dans plusieurs pays. Le gouvernement doit présenter un Livre Blanc dans lequel les différentes possibilités qui existent, leurs avantages et inconvénients sont présentés à tous les partenaires. On sait qu’il y a plusieurs pistes de réflexion à ce problème : comme augmenter l’âge de la retraite graduellement, réajuster les cotisations, redéfinir les bénéfices et faire mieux fructifier les placements des fonds existants. Et non pas, sans dialogue, imposer une formule qui risque de faire plus de mal que de bien. La pire des inégalités est de traiter des gens inégaux d’une façon égale. Un exemple : est-il juste de traiter de la même façon quelqu’un qui a un salaire de Rs 20 000 et dont la femme aussi touche Rs 20 000, mais qui n’a pas d’enfant et une autre personne qui touche Rs 20 000 mensuellement dont la femme ne travaille pas et qui a trois enfants à sa charge ? Il faut savoir aussi si le coût pour mettre en pratique cette mesure ne va pas dépasser les économies réalisées.
Q : À Nouvelle France récemment, Navin Ramgoolam a dit qu’il compte mener une guerre des classes. Votre opinion sur cette nouvelle posture de votre leader ?
R : Il est inacceptable, moralement et économiquement, qu’il y ait une concentration de pouvoirs économiques entre les mains de quelques familles. Il faut démocratiser l’accès à la terre, aux ressources financières et aux ‘economic assets’. Il faut aussi démocratiser les postes de responsabilité dans le secteur privé. Il y a plusieurs volets à ce problème. L’accès et le contrôle à la terre, le contrôle des ‘economic assets’, l’accès aux ressources financières et au capital, comment véritablement ‘empower’ les PME pour élargir la base économique et l’‘employment equity’.
- À Maurice, la Constitution garantit le droit à la propriété privée.
R : Le PTr ne va pas toucher à la propriété privée. Si MM. Bérenger et Jugnauth pensent qu’ils vont faire un appel auprès des possédants volontaires pour une démocratisation de l’économie, cela ne se fera jamais. On l’a fait depuis l’indépendance, sans grand résultat. Il faut utiliser les moyens persuasifs, légiférer là où c’est nécessaire mais, surtout, il faut négocier pour une ‘win-win situation’. Un exemple : le ‘Sugar Investment Trust’ (SIT) qui a été négocié par Kailash Ruhee et moi-même. Le deal Illovo, même si on est contre son contenu, est un deal négocié. Il y a des voies intermédiaires qui existent, comme le ‘enlightened self-interest’, c’est-à-dire expliquer aux gens du secteur privé que c’est dans leur intérêt qu’il y ait une meilleure distribution des richesses et une meilleure répartition des postes. On ne peut avoir un oasis de richesses insolentes dans une mer de pauvreté.
Q : Que se passera-t-il si un gouvernement autre que le PTr change de politique ?
R : Que chaque gouvernement assume ses responsabilités. La population va-t-elle soutenir une politique de concentration de richesses chère à Bérenger ou celle de Navin Ramgoolam qui prône une vraie démocratisation ? Le PTr souhaite que n’importe quel Mauricien devienne le patron d’une grosse boîte. Il est inacceptable, après 36 ans d’indépendance, qu’aucun Mauricien, autre qu’une section de la population, n’ait accès à certains postes dans le secteur privé. Il faut avoir le courage de le dire : c’est du racisme. Surtout quand, en même temps, Bérenger devient PM. Il faut recruter sur la base de la compétence et de l’efficacité et non sur celle de l’appartenance familiale, de la couleur de la peau ou de la qualité de votre cheveu ou de votre communauté. Le PTr est conscient des contraintes. Pourquoi l’État n’inclurait-il pas dans les contrats qu’il alloue une clause exigeant au soumissionnaire choisi de sous-contracter quelques projets aux PME ? C’est du ‘outsourcing’. Et aussi une clause sur la diversité aux conseils d’administration et au ‘top management’. L’État doit donner des ‘guidelines’ sur la diversité et le ‘outsourcing’ et ces entreprises se doivent de les respecter si elles veulent participer à des appels d’offres. Ce n’est pas de l’‘affirmative action’, ni du quota où on fait des concessions à des citoyens qui n’ont pas des compétences nécessaires. On parle des personnes qui, parce qu’elles ont un nom, une couleur, une ethnie différente de celles à la tête du secteur privé ne peuvent accéder à des postes de responsabilité, malgré leurs compétences.
Q : On a l’impression que ce n’est plus le Sithanen libéral qui croit dans l’économie du marché et la liberté d’entreprendre qui parle. La lutte des classes a une connotation marxiste-léniniste, n’est-ce pas?.
R : Je demeure libéral. Je crois dans une économie du marché et non dans une société du marché qui est souvent injuste. L’État a un rôle de régulateur à jouer mais il se doit aussi d’intervenir. Je suis contre la nationalisation. Demander un meilleur partage ne relève, à mon sens, ni du communisme ni du marxiste-léninisme. C’est du ‘enlightened self-interest’ et le capitalisme responsable. L’alternative est une descente aux enfers.
Q : Est-ce que le PTr n’est pas en train de faire de la démagogie sur la question de démocratisation de l’économie pour obtenir les suffrages de la population?
R : Tout parti politique doit élaborer une stratégie pour la conquête du pouvoir et tout parti a des convictions et des valeurs profondes. Le PTr a toujours cru dans l’économie mixte, dans un partenariat avec le secteur privé. Mais on est contre une société du marché qui reproduit des inégalités basées sur la tyrannie de l’histoire. Je suis contre le capitalisme irresponsable qui veut tout accaparer sans partager avec ceux qui sont moins fortunés. Au PTr, on a une stratégie électorale, mais on a aussi des convictions profondes. On appliquera notre programme pour une véritable démocratisation de l’économie et une meilleure chance pour tous nos compatriotes.
Q : N’est-il pas temps de démocratiser les partis politiques à Maurice ?
R : Bien sûr. Le fonctionnement d’un parti s’articule autour du chef dans tous les partis du monde. À l’intérieur du PTr, il y a des courants différents qui ne rejoignent pas tout le temps la ligne prônée par le leader. Il y a débat. On sait qu’à Maurice on a présidentialisé la fonction du Premier ministre, car les gens votent pour les députés en pensant que le leader du parti qui gagne sera le Premier ministre.