Dev Virahsawmy jette un pavé dans la mare en critiquant des fonctionnaires “racistes” et prend la défense des “afro-créoles” en leur proposant un projet éducatif basé sur la langue créole.
Q : En quoi consiste votre projet éducatif que vous voulez donner comme “offrande” à l’Église catholique ?
R : Il s’agit de donner une chance réelle aux défavorisés de la société mauricienne. Notre système éducatif produit des milliers de gens qui ne savent pas lire, écrire et compter convenablement. Ce sont des ‘illiterate’. Les chiffres sont accablants. Les 40 % d’enfants qui échouent au CPE sont de facto ‘non-litterate’ Nous savons aussi que le ‘pass mark’ étant très faible, une partie de ces élèves qui obtiennent le certificat l’ont eu grâce à un simple ‘pass’ ‘lor couteau’. Très souvent, ces enfants vont au collège, et après quelques mois, ils abandonnent l’école. La raison principale est qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe en classe. Parce qu’ils ne possèdent pas la ‘literesi’ de base, ils ne peuvent bénéficier de l’apport de l’école. Ces enfants appartiennent généralement à la classe ouvrière, soit les ‘underpriviledged’ de la société. Et, là, je parle des 40% de ceux qui ont obtenu des ‘pass’, soit 15 000 à 18 000 enfants tombant en dehors du système scolaire chaque année.
Q : Vous parliez de ‘Literesi’, c’est quoi ?
R : ‘Literesi’ est un concept très important qui vient du mot anglais ‘litteracy. Quand les Canadiens français ont réalisé que le mot alphabétisation n’exprimait pas ce ‘skill’, qui est dynamique et créatif, que le mot ‘litteracy’ nous donne, ils ont adapté un mot, ‘littéracie’. Bien avant eux, j’ai pris le mot anglais et j’ai parlé de ‘literesi’. ‘Literesi’ est la capacité d’utiliser la langue de façon créative dans l’écriture et la lecture. Les enfants ne lisent pas parce qu’ils ne savent pas lire, parce que leur ‘literesi’ est faible. Qui sont ceux qui lisent ? Ce sont des enfants de la classe moyenne qui bénéficient d’un soutien important des parents. Mais les enfants dont les parents n’ont pas ce bagage académique, intellectuel et éducationnel, ne peuvent soutenir leurs enfants. Et là, je parle des milliers d’enfants qui sont affectés.
Q : Vous voulez donc mettre vos compétences en la matière au service des enfants.
R : J’offre ce cadeau que j’ai eu du Bon Dieu. J’ai eu la chance d’être né dans une famille qui pouvait m’aider financièrement et intellectuellement, d’avoir été formé dans des écoles catholiques et aussi d’avoir fait des études très avancées en linguistique dans une université en Écosse. Avant de quitter cette terre, je me suis dit qu’il était de mon devoir de rendre ce cadeau. Je veux briser ce cercle infernal pour que les enfants puissent aider leurs enfants demain.
Q : Est-ce que notre système éducatif demeure élitiste ?
R : Le système éducatif actuel favorise la classe moyenne. Les gens qui sont hostiles à un changement réel viennent de la classe moyenne et, par pur égoïsme, ces gens-là veulent conserver un système qui va maintenir leur pouvoir sur les autres. Mais, ils ne voient pas très loin. Quand le pays va devenir ingouvernable parce que la masse de gens ‘non-literate’ sera tellement grande, tout projet de développement économique et social sera voué à l’échec. Il y aura beaucoup de gens ‘non-literate’ qui vont se rebeller contre ces personnes aisées aujourd’hui. En voulant préserver quelques acquis au court terme, ces gens aisés sont en train d’hypothéquer leur propre avenir.
Q : En quoi consiste académiquement le concept ‘Literesi’?
R : Le principe de base est le suivant : la ‘‘literesi’ de base doit se faire dans la langue maternelle de l’enfant. Mon projet ne vise pas à enfermer l’enfant dans sa langue maternelle, mais vise à utiliser cette langue pour qu’il puisse écrire, lire et compter tout en l’aidant à maîtriser correctement une langue étrangère qui sera l’anglais. Mon projet vise à rendre les élèves ‘litterate’ en mauricien (créole) et en même temps ‘orate’ (discourir) en anglais, c’est-à-dire qu’ils puissent rattraper le retard en mauricien et, parallèlement, apprendre à parler l’anglais et par la suite l’écrire. Trois ans après, ces élèves pourront considérer la possibilité de retourner dans le circuit normal ou d’aller vers la formation professionnelle, dont le contenu des programmes doit être refait sur la base de la langue maternelle afin de former des plombiers, des peintres, des charpentiers, bref, toutes ces bonnes gens. Parallèlement, il faudra continuer l’apprentissage de l’anglais pour que ces élèves puissent avoir la compétence (pour lire un texte ou des explications techniques en anglais) dans leur domaine respectif.
Q : Ces enfants-là ne vont devoir compter que sur le créole mauricien et jamais l’anglais comme médium d’enseignement ?
R : Après trois ans, ces élèves pourront lire, écrire et compter à travers le créole mauricien alors que l’anglais demeure une langue étrangère qui est maîtrisée par l’enfant comme une matière. À partir de là, ils pourront avoir une compétence suffisante pour suivre des cours au secondaire, c’est-à-dire le créole mauricien deviendra une matière au secondaire, et le medium sera l’anglais. Au niveau de la grammaire, l’anglais et le créole se ressemblent beaucoup. Un exemple : I eat - mo manzé; I am eating : mo pé manzé; I ate : mo ti manzé; I was eating : mo ti pé manzé; I have eaten : mo fine manzé; I had eaten : mo ti fine manzé; I will eat : mo pou manzé. Cette similarité est due au fait que l’anglais est une langue créole, et c’est un fait scientifiquement prouvé. Il n’y a que les Mauriciens qui ne veulent pas en entendre parler.
Q : Les préjugés par rapport à la langue créole ne risquent-ils pas de constituer un macadam pour la mise en place de votre concept?
R : Le gros macadam que sont les préjugés a toujours existé, depuis quarante ans que je me bats pour la langue créole. Ces préjugés tombent actuellement pour deux raisons. Premièrement : la raison économique. Il y a des chômeurs par milliers et des usines qui offrent de l’emploi mais ne trouvent pas preneurs, car la machinerie utilisée est beaucoup plus sophistiquée que la technologie primaire. Il faut désormais savoir lire et compter pour travailler derrière ces machines et ces travailleurs sont incapables de les utiliser. C’est triste comme constat, mais ce problème est lié à la ‘literesi’. Il y a, ces jours-ci, la vengeance de l’économie sur ce phénomène. Avant, utiliser une aiguille ou une pioche était suffisant, l’apprenti-coiffeur se tenait debout à côté du coiffeur. Tout se faisait de manière orale. Nous ne vivons plus dans un monde oral, mais dans un monde ‘literate’. La ‘literesi’ est l’outil fondamental du développement.
Deuxièmement, il y a un problème politico-social. La décision du gouvernement de comptabiliser pour le CPE les points obtenus dans les langues dites orientales - mais qui ne le sont pas parce que ce sont des langues identitaires - va dans le sens d’une injustice. Pour combattre cette injustice, des milliers de Mauriciens disent que les autres ont leurs langues identitaires que sont le hindi, le tamil, le télégou, le mandarin etc, et ils veulent leur langue identitaire qui est le créole, que j’appelle le mauricien. Déjà, beaucoup de préjugés ont disparu avec la publication de livres. Un exemple : ‘Toofan’ est aujourd’hui une pièce enseignée dans sa version anglaise dans une université anglaise et en France bientôt, elle sera aussi étudiée. Les professionnels savent la puissance créatrice de la langue mauricienne. Mais, n’oublions pas deux grands spectacles : ‘Zozef ek so palto larc-en-ciel’ et ‘Les Misérables’ du père Gérard Sullivan qui ont fait sauter pas mal de préjugés.
Q : Beaucoup avancent une ghettoïsation pour ceux qui optent pour le créole comme médium d’enseignement.
R : Ceux qui disent qu’apprendre le créole ghettoïse ne veulent pas l’émancipation des afro-créoles, ces laissés-pour-compte, ceux-là qui subissent le plus d’injustice du système économique et politique. Ces afro-créoles se cherchent et ces gens auront, par le biais de la langue, de la dignité et à travers ce projet, la possibilité de bien maîtriser l’anglais en même temps que leur langue. Ces gens vont alors avancer très vite. Ceux qui parlent de ghettoïsation ne veulent pas dire la vérité, car c’est aujourd’hui que les afro-créoles sont dans le ghetto. Ceux qui jouissent de certains privilèges aujourd’hui ne veulent pas de ce concept-là, ils inventent des histoires, tout comme ces grands intellectuels de l’Université de Maurice, du MGI, du MIE qui occupent des postes importants depuis des décennies. Alors qu’il y a une demande formelle d’introduire le mauricien dans le système scolaire comme médium d’enseignement et ensuite comme matière, ces intellectuels avancent qu’il faut des comités, de la recherche. Foutaises. Durant toutes ces années, qu’est-ce que ces personnes-là ont fait comme recherche, qu’ont-elles produit comme matériel ? Rien. Ces recherches et ces comités servent à repousser la décision et, surtout, à torpiller le projet. À l’intérieur des institutions gouvernementales, il y a des fonctionnaires de la Culture et de l’Éducation qui sont des racistes. Ils méprisent les afro-créoles.
Q : D’où votre soutien au BEC ?
R : Mon soutien au BEC est basé sur une décision bien pesée et qui repose sur une connaissance de la réalité et je suis sûr que quand Mgr Piat avait parlé dans ce sens, il le disait sincèrement et honnêtement et je veux pouvoir aider.
Q : Qu’en est-il de la graphie et du programme ?
R : Une graphie consensuelle existe déjà, c’est celle du diocèse de Port-Louis-Dev Virahsawmy. Il ne reste qu’à Ledikasion Pu Travayer (LPT) de se joindre à nous et mes amis du LPT sont très ouverts car eux aussi oeuvrent pour le bien-être des enfants de Maurice. La Bible et la lettre pastorale de l’Évêque sont publiées dans cette graphie. Il y a un corpus littéraire important dans cette même graphie. Toutefois, je reconnais qu’il faut enseigner la grammaire du créole mauricien aux enseignants et j’ai un CD-rom destiné aux enseignants et dont la maîtrise est rapide. Le projet est prêt et je ne blague pas quand je dis qu’on peut commencer en janvier prochain et, d’ici là, la formation des enseignants se fera, le manuel scolaire aussi prendra forme sur une base annuelle. Ceux qui sont contre ce projet utilisent des subterfuges et demandent des projets-pilote, des recherches, des études. C’était nécessaire il y a quarante ans mais, depuis, le travail a été fait par les amis de LPT, par les amis de Pushpa Lallah du Playgroup et par mon travail personnel pour sauver ces enfants en les empêchant de devenir des enfants de rue et d’entrer dans la petite et la grande délinquance. Nous sommes en train de préparer des enfants de demain.
Q : Quelles seront les modalités qui doivent entourer la mise en place du concept de ‘Literesi’ ?
R : Au niveau des modalités, c’est à Mgr Piat et au BEC de décider, moi je serai l’exécutant. On peut aller très vite en ratissant le plus large possible.
Q : Vos détracteurs disent que vous aviez travaillé sur le créole durant 40 ans et comme vous n’aviez pas trouvé jusqu’ici preneur, vous vous tournez vers le BEC. Qu’avez-vous à y répondre ?
R : Maintenant qu’il y a cette demande de la part des afro-créoles pour inclure leur langue dans le système scolaire, c’était le moment idéal pour pousser le débat et parler d’un projet qui ne serait pas lié juste au CPE. Mes détracteurs vont dire ce qu’ils veulent. J’ai quitté le MIE dans le passé et, une des raisons, est qu’il y avait des gens qui étaient plus intéressés par leur promotion personnelle que par la recherche. Ce n’est pas à moi de juger de mes motivations, il y a un travail à faire, je vais le faire, que cela plaise ou pas.
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