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10 mars 2024 18:44
Des familles entières plongées dans une douleur immense et une nation en deuil. La semaine écoulée a été difficile, douloureuse, éprouvante. Les images tragiques, choquantes et bouleversantes du drame d’Arsenal, survenu dimanche 3 mars dernier, ne cessent de hanter l’esprit des Mauriciens. L’incendie du kanwar du groupe Trikaal Sena, qui a entraîné la mort de six jeunes qui respiraient la vie, a plongé tout un pays dans le choc et la tristesse. Après le triste événement de Mare-Longue l’année dernière, qui a vu la mort tragique de deux jeunes dans les mêmes conditions, ce nouveau drame vient remettre en question, une fois de plus, plusieurs pratiques autour de cette célébration religieuse, dont principalement la taille des kanwars qui est un vrai facteur de danger.
Depuis une semaine, que ce soit dans les médias ou sur les réseaux sociaux, les Mauriciens de tout bord, de toute confession religieuse ont partagé leur peine suivant ce drame, mais aussi donné leur opinion sur certaines pratiques et sur ce qui doit absolument changer afin d’éviter davantage de perte de vies humaines dans les mêmes conditions. Si certains estiment que l’heure n’est pas aux critiques et à la polémique, beaucoup pensent, au contraire, qu’il est plus que jamais nécessaire d’identifier la source du problème et de prendre des mesures concrètes pour que ce genre de tragédie ne se répète pas. Dans notre dernière édition, nous évoquions les leçons que nous devions tirer du drame de Mare-Longue. Des recommandations avaient été transmises afin d’éviter tout accident. Pourtant, le scénario s’est reproduit.
Alors que Bhojraj Ghoorbin, président de la Mauritius Sanatan Dharma Temples Federation, nous parlait, la semaine dernière, des guidelines mises en place pour assurer la sécurité des pèlerins, cette semaine, il préfère, dit-il, ne pas faire de commentaire : «Je ne souhaite pas parler de ça maintenant. Évidemment, nous sympathisons avec la famille. Nous allons nous concentrer sur le Maha Shivaratri (NdlR : nous lui avons parlé vendredi) et les prières et une fois que c’est fini, nous allons réunir la communauté à travers le Hindu Council Mauritius et mettre un comité sur pied pour discuter de tout ça. Nous allons tous nous mettre ensemble pour voir la marche à suivre.»
Aujourd’hui, non seulement de nombreux Mauriciens remettent en question ces recommandations qui n’ont pas force de loi et qui n’ont clairement pas été respectées par plusieurs pèlerins, mais ils pointent surtout du doigt le rôle des mouvements socioculturels qui, estiment-ils, ont failli dans leur tâche. Depuis une semaine, ce ne sont pas seulement les associations socio-culturelles et les autorités qui essuient une pluie de critiques, mais aussi ces personnalités et ces groupes qualifiés d’«auto-proclamés» qui sont montés au créneau pour s’élever contre les recommandations, incitant les pèlerins à construire des kanwars comme bon leur semble. Et des structures surdimensionées, il y en a eu. Après le drame de dimanche, plusieurs pèlerins ont fait le choix de réduire la grandeur de leur kanwar. La police, pour éviter tout nouvel accident, a, également, sévi. Néanmoins, pour de nombreux Mauriciens, c’est trop tard et le drame d’Arsenal aurait pu être évité.
C’est ce que pense aussi le pandit Arvesh Sharma Dabedeen. «On n’aurait pas dû en arriver-là. Si seulement on avait tiré les leçons de l’année dernière. Un mort pendant une procession, c’est un mort de trop. Il ne faut pas qu’on prenne les règles comme des restrictions qui nous empêchent de prier. C’est comme dans un temple où il y a des règlements à suivre, comme être végétarien et ne pas entrer avec nos souliers. Je pense que qu’il est important d’avoir une loi en bonne et due forme pour réglementer la taille des kawals car ce sera dans l’intérêt de tous. Je pense que tous les parents préfereraient voir leurs enfants revenir sur leurs deux pieds que sur quatre épaules.»
S’il tient à préciser que ce ne sont pas des critiques et à saluer le niveau de créativité des jeunes pèlerins, le pandit Arvesh Sharma Dabedeen souligne que cette procession religieuse ne doit pas sortir de son contexte. «Il ne faut pas oublier la vraie signification de Maha Shivaratri qui est dédié au dieu Shiva, une célébration qui est directement liée au mariage de Shiv et à l’apparition du lingum. C’est un temps de prière, de concentration et de méditation. Nous faisons tout ça dans un seul but : la grande nuit de Shiva. On récupère l’eau sacrée pour la déverser sur le shivling. C’est important de le faire complètement et de le faire bien.» Si au fil des années, l’essence de la fête Maha Shivaratri a été diluée, voire oubliée, il est important, souligne notre interlocuteur, de refaire cette éducation.
Car ce qui a aussi choqué ce sont ces groupes qui ont continué leur pèlerinage en transportant non seulement des kanwars surdimensionnés, mais en dansant sur de la musique festive et en lançant des pétarades alors que le pays était plongé dans le deuil. «C’est quelque chose de très sensible. Nous avons bien vu les organisations annuler toute cérémonie culturelle au Ganga Talao. Sans juger qui que ce soit, je pense que ce serait mieux de faire preuve d’un peu plus de retenue par respect pour ces six personnes qui ont perdu la vie.»
Faire preuve de respect, de compassion et de recueillement dans un moment aussi douloureux est important, estime Kavish Bhoonah, président de la Maha Shivaratri Seva Samiti, association qui réunit plusieurs groupes de jeunes dévots. Cela, même si la ferveur spirituelle est telle qu’on se laisse emporter par les chansons religieuses et les mantras en sanskrit à hautes énergies spirituelles qui plongent dans l’extase spirituelle et dévotionnelle. «Cela ne fait pas honneur à la communauté hindoue. Nous ne demandons pas qu’on célèbre le Maha Shivaratri dans la tristesse, mais par respect à ces jeunes kanwarthis, il fallait un petit plus de retenue.»
Pour lui, plusieurs choses doivent aujourd’hui changer. «La communauté hindoue est une fois de plus bouleversée par un événement tragique alors qu’elle est encore marquée par ce qui s’est passée à Mare-Longue. On ne peut pas continuer de cette façon. Le pays pleure encore la mort de jeunes kanwarthis pour une deuxième année consécutive et cela doit cesser. On doit avoir un réveil citoyen collectif, prendre conscience de la gravité de ces incidents et la communauté hindoue doit faire un état de choses. Une éducation doit se faire, oui, pas en janvier, à la veille des préparatifs, mais bien en amont. Une campagne de sensibilisation doit commencer dès maintenant pour qu’on puisse toucher le plus grand nombre de kanwarthis.» On doit, dit-il, procéder de manière systématique avec une sensibilisation dans les collèges car la majorité des pèlerins sont des adolescents. «Le Taskforce, les fédérations, les organisations socio-culturelles doivent pouvoir construire une base de données de tous les groupes qui construisent des kanwars. Il faudrait avoir une approche plus holistique, éducative et amicale envers ces jeunes afin qu’ils puissent nous écouter, comprendre et accepter.»
Pour éviter de telles catastrophes, un cadre légal s’impose, avance Kavish Bhoonah. «Les incidents de Mare-Longue et de Triolet doit nous faire comprendre qu’on ne peut plus se permettre un laisser-aller en ce qui concerne les dimensions de kanwars. C’est inacceptable que des jeunes soulèvent des câbles de haute tension pour permettre à un kanwar de passer. C’est inacceptable qu’un kanwar prennent toute la largeur d’une route principale. C’est inacceptable qu’on mette un groupe électrogène à essence dans un kanwar. Il faut venir avec une loi spécifique, comme en Inde, pour encadrer non pas juste la taille, la largeur et les autres aspects de la construction des kanwars mais aussi tout le pèlerinage du Maha Shivaratri.» C’est ce qui est, lance Kavish Bhoonah, dans l’intérêt de tous.
Les images sont choquantes et d’une extrême violence. Le drame d’Arsenal a mis, une nouvelle fois, en exergue les dangers des réseaux sociaux et les dérives néfastes des internautes qui ne mesurent pas la gravité de ce genre de pratique. Au fil des années, les réseaux sociaux ont pris une place importante de nos vies, à tel point que certains se sentent capables de tout derrière leur écran, jusqu’à balancer sans filtre des images atroces et traumatisantes, comme ce fut le cas dimanche dernier avec l’incendie du kanwar de Trikaal Sena.
Pour le psychologue Krishna Seebaluck, ce besoin de tout partager vient probablement de notre désir de tout savoir. «À l’ère des médias sociaux, les détails les plus précis d’une mort tragique sont filmés pour nourrir notre désir de savoir. Malheureusement, en tant qu’humains, nous sommes parfois incapables de mettre une limite à ce désir et cela devient malsain.»
Pourtant, le manque de respect pour la famille, les rescapés et les morts eux-mêmes est décrié. Si la famille veut connaître les causes du décès, explique notre interlocuteur, ce n’est pas pour autant qu’elle veut voir la scène. «Étant donné qu’ils sont déjà dans un état d’esprit fragile émotionnellement, ces vidéos ne feront qu’ajouter à leur souffrance. L’imagerie mentale générée par ces vidéos contribuera désormais au deuil. Ces vidéos auraient dû être supprimées par un modérateur, mais comme nous le savons bien, les humains sont curieux. Cela revient à mettre quelques limites à notre curiosité pour la garder en bonne santé. Envie de savoir vs envie de fouiner.»
Pour la sociologue Nalini Burn, l’impact de ces vidéos qui «brise tous les codes d’éthique, court-circuitant les rites de préparation des corps des défunts avant la veillée» s’est mêlé à l’assaut de certains journalistes qui, en quête de témoignages live, n’ont pas su faire preuve d’empathie. «Tout cela ajoute au stress traumatique. Ou bien demander d’en parler à chaud est-il une sorte de counselling post-traumatique ? Difficile de démailler l’impact des commentaires créés par l’intrusion immédiate d’un grand public anonyme et étranger. Ce spectacle mi-voyeur, mi-représentatif d’un théâtre en live, peut-on l’appréhender même en termes d’impact sur les victimes ? Car cette tragédie en live de l’incinération de six pèlerins s’insère déjà dans des épisodes successifs, soit les suivre dans leur itinéraire avant d’arriver à Arsenal, théâtre ambulant en temps réel.»
Depuis l’ère des smartphones, poursuit la sociologue, au coeur de ce phénomène de réseautage complexe, la réalité sociale est augmentée et amplifiée. «C’est cette appartenance sociale, ce désir impulsif de partager, d’inclure, de témoigner d’un événement ou d’un fait social bouleversant qui prime. Cela blesse les familles, mais le plus déchirant sont ces drames qu’on devine : cette mère, témoin de la création des kanwars au fil des mois, qui ne voit que partir ce jeune sans être témoin ni en présentiel ni en virtuel, de ce moment tragique ; cet oncle écrasé par la douleur, qui laisse juste entrevoir, par bribes, les conflits culturels entre générations autour de la taille, de la hauteur, des décibels et de la musique des kanwars. Il demande juste qu’on réglemente, la voix nouée. Le débat polarisé et personnalisé existe aussi au sein des familles.»
Pour Nalini Burn, on devrait aujourd’hui se pencher sur les sources autant que sur les impacts de ces pratiques.
La dévotion ne se mesure à la taille du kanwar. Cette phrase, nous l’avons entendue maintes et maintes fois. Alors que les structures surdimensionnées suscitent polémiques et remises en question, un groupe se distingue par la taille de ses kanwars qui sont petits de taille, mais grands en nombre. En effet, ce n’est pas la première fois que l’Ecroignard Socio Cultural Group fait parler de lui. Si l’année dernière, ils avaient confectionné et transporté 51 petits kawals en forme de trishul (la lance que tient le dieu Shiva) lors de leur pèlerinage, cette année ils ont créé 33 petits kanwars individuels dédiés au dieu Ram à l’occasion de l’inaugration du Ram Mandir dans l’Ayodhya. «Le Maha Shivaratri a une grande importance pour nous. Cette année, nous avons confectionné des kanwars de trois tailles différentes car nous avons des pèlerins de différents groupes d’âge. Le plus petit ayant 6 ans et le plus grand 53 ans. Nous avons pris trois semaines pour construire les kanwars, mais les préparatifs ont commencé bien avant cela», explique Mayoor Sobron, membre du groupe.
Cette pratique, les membres de l’Ecroignard Socio Cultural Group l’observent depuis 2014 et y mettent chaque année tout leur coeur. «Les petits kanwars individuels sont importants, car ils remontent à l’époque du pandit Gossayne qui transportait ce type de kanwar sur ses épaules. C’est une tradition que nous voulons perpétuer. C’est notre culture et nous voulons la préserver telle qu’elle fut dans le temps.»
Pour leur yatra, poursuit Mayoor Sobron, trois éléments essentiels sont indispensables : sécurité, respect et discipline. «Nous mettons tous des gilets réfléchissants la nuit, car la sécurité est primordiale. Le respect envers les autres est important et nous le faisons de différentes manières. Nous ne dérangeons pas autrui, n’obstruons pas la route, ne mettons pas de son hyper fort. La discipline est très importante car bien se comporter c’est un yatra en lui-même. Le pèlerinage n’est pas un défilé ou un tuning show. Nous avons la lourde responsabilité de préparer les générations de demain.»
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