Les Mauriciens vous ont connu en 2008 lorsque vous avez été sacré lauréat dans la filière classique (Anglais-Français-Mathématiques) et à 5-Plus, vous aviez fait, à l’époque, la déclaration suivante : «C’est l’aboutissement de tout un travail. Je m’étais fixé des objectifs et je suis très heureux de les avoir atteints.» Et votre père Christian nous disait en parlant de vous : «C’est un enfant qui a toujours cru en lui.» Quel est votre regard sur le jeune homme que vous étiez...
Il s’est passé beaucoup de choses depuis. C’est émouvant d’entendre cela, d’être confronté à mes mots de l’époque. C’est vrai que j’ai un sens des objectifs qui est quand même assez important. D’où l’aspect plus compliqué parfois d’accueillir la surprise. Mais on s’adapte. C’est une question de trait de caractère, de tempérament. Je suis fils unique. Et quand on est fils unique, il n’y a pas de compétition, on se sent unique. J’ai grandi avec ça. Ça forge le tempérament. Ça m’a poussé à ne pas décevoir. J’ai des souvenirs de mes années de primaire à l’École Lorette de Vacoas. Il y avait un gars qui s’appelait Darry et qui m’exaspérait. Il était très intelligent et j’éprouvais une profonde jalousie et une profonde détestation pour lui. Il était non seulement doué mais, en plus, c’était un très bon nageur et je détestais nager. J’étais en compétition avec lui et j’étais constamment battu. Je raconte cela parce que cette compétition a été un moteur pour moi, pour devenir le numéro un aux yeux de mes parents. À vrai dire, ce n’est pas une bonne motivation parce que je ne me suis jamais vraiment bien entendu avec Darry, mais avec le recul, je me dis que c’est dommage. Parce que la compétition académique, ce n’est pas tout à fait sain. On met tellement d’accent sur l’intelligence de l’enfant, sa performance intellectuelle. J’ai l’impression qu’à Maurice, c’est un peu une mesure de l’amour. On ne préfère pas son enfant parce qu’il est intelligent, parce qu’il est brillant. On l’aime tout court.
Je dis cela, parce que toute ma scolarité est faite de cela : des objectifs. Je n’étais pas le plus brillant de la classe. Je n’étais pas dans les 10 premiers. Sauf que j’avais des objectifs. J’ai été classé 295e au CPE. Il a fallu grignoter des marches les unes après les autres. J’ai grandi avec cette échelle dans la tête. Il a fallu beaucoup de temps après pour abandonner cette façon de penser, cette façon d’être. Bien évidemment, je suis passé par des échecs. Je n’étais pas le plus intelligent. Je dis souvent aux gens autour de moi que ce ne sont pas les meilleurs qui traversent la ligne d’arrivée. Dans ma classe au collègue du St-Esprit, il y avait quelqu’un qui était très brillant. Je ne vais pas dire son nom parce que ça doit être une blessure pour lui de ne pas avoir été lauréat. Il était le numéro un de loin. Certes, je ne regrette pas cela. Devenir lauréat m’a permis de rendre fiers mes parents. Ça donne aussi un capital confiance à un âge relativement jeune. Puis, ça avait de la valeur et c’est particulièrement vraie dans la communauté créole pour montrer qu’on n’est pas plus bête que d’autres. Ça parlait d’une forme d’exception. Parce qu’à mon époque, on avait la perception – et peut-être que j’ai grandi aussi avec cela comme complexe –, qu’à cause de notre milieu social, de notre background, on n’est pas attendus pour réussir, et que défier les probabilités, c’était quelque chose qui avait de la valeur. Je ne dis pas que les autres sont mauvais et que moi, je suis bon, etc. ; c’est un cercle vicieux... La discrimination, ce n’est jamais d’un côté. Ce ne sont pas des gens qui discriminent les autres. Ce sont aussi des personnes qui prennent la position de victimes. Il y a les deux.
Donc, oui, devenir lauréat, c’est un achievement, et après ça ne garantit pas le succès. Ni académique ni dans la vie en général. Si je prends mon exemple, je n’ai pas été brillant à l’université. J’étais à Melbourne. J’ai fait de l’économie, de la finance, un peu par défaut parce qu’à l’époque, je n’avais pas le courage de poursuivre avec ma passion, la littérature, pour des raisons personnelles et familiales, avec plutôt une carrière dans le journalisme ou dans l’enseignement. Du coup, je n’ai pas joui d’un grand bonheur intellectuel dans les études que j’ai faites. Ce n’est pas grave. Je n’ai pas honte de le dire. Ça ne fait pas de moi quelqu’un de plus couillon.
Que dites-vous à ceux qui pensent que vous auriez dû rembourser l’État s’agissant des dépenses pour vos études du fait que vous n’avez pas opté pour un emploi au service du pays ?
C’est une question légitime de la part des gens. La question simple, c’est de demander à ces personnes comment ils évaluent une heure d’écoute pour une personne en difficulté. Je ne dis pas que l’écoute sauve des vies mais quand on accueille quelqu’un qui est exclu, qui est petit et qui se sent nul dans sa vie pour un temps, pour qu’il retrouve sa place, je ne sais pas combien ça vaut en termes de roupies. Et je fais des choses gratuites. Alors, oui, c’est vrai, je ne contribue pas au PIB, bah tant pis. Si l’État me demande de le rembourser, je trouverai mes sous. Ce n’est pas un problème. Je ne suis pas un lauréat productif du point de vue de l’économie et encore, ce n’est pas sûr. Mais à l’époque quand j’ai signé mon bond, ce que j’ai signé c’est une promesse de rembourser Rs 500 000 si je ne reviens pas travailler au moins cinq ans dans le pays après avoir complété toutes mes études. En fait, je n’ai jamais été contre cette clause. Je suis tout à fait dans ma légalité. Ça vaut pour moi, mais quel est le nombre de lauréats ayant signé des bonds à l’époque qui sont en vadrouille à faire beaucoup d’argent à l’étranger ? Est-ce qu’ils vont payer leur bond ? Et ceux qui n’ont pas payé leur bond, qu’on publie leur nom dans les journaux.
Et dans quel état d’esprit êtes-vous à quelques heures de votre ordination ?
Je vis tout cela tranquillement. Je dis tranquille à l’intérieur et puis, il y a eu des questions d’organisations à l’extérieur. Ça fait partie du jeu. Mais il y a surtout un calme intérieur. Je suis très serein. Je me dis en plaisantant que c’est Jean-Michaël Durhône qui va travailler aujourd’hui. Moi, je serai dans ma célébration : je vais m’agenouiller, me remettre debout, faire ce qu’on me demande de faire et je vais accueillir tout ce qui se passe.
C’est quoi un prêtre pour vous... C’est quoi être un prêtre ?
Pour moi, le prêtre, fondamentalement, c’est quelqu’un qui donne la parole, qui ne la monopolise pas, qui est un homme d’écoute, qui ne parle pas à la place des autres, qui essaie d’être un écho de la flamme intérieure qu’il y a en d’autres personnes et qui vient célébrer leur vie dans leur joie, leur peine, leur spiritualité. On peut être prêtre et être proche du monde du travail. On peut être prêtre et journaliste, on peut être prêtre et travailler dans une usine. J’ai des frères qui ont fait cela. Il y a une telle attente autour de la prédication. Ça m’étonne, ça me sidère ! Parce qu’une célébration, ce n’est pas que prêcher, au contraire. Quand on lit une oraison dans une messe, il faut la prier pour soi-même. On n’est pas là pour faire une performance d’homélie.
Et vous, vous serez quel genre de prêtre ?
Écoutez, je ne sais pas. Le plus important pour moi, c’est d’avoir la porte ouverte ou du moins d’essayer le plus possible d’avoir la porte ouverte. On a des vies très intenses et des vies qui sont très vite tournées vers l’administration. Parce qu’il a été décidé qu’on est capables d’être des managers, des fund raisers, des comptables, des gérants... Après, on vient nous dire : que les prêtres fassent des cours de managements, des cours de communication… Moi, je ne suis pas manager. Ça ne m’intéresse pas. Je ne suis pas rentré dans la vie religieuse pour devenir un homme total. J’ai envie d’être un prêtre qui peut dire non. Non ! Là, non, je ne peux pas parce que je n’en ai pas la capacité. Je ne sais pas faire. Vous pouvez demander à quelqu’un d’autre, il y a certainement un laïc ici qui sait faire ça mieux que moi...
À quel moment avez-vous décidé de vous mettre au service de l’Église ? Et pourquoi ?
Il y a d’abord la question de la passion en général. Une passion personnelle d’être capable de dire d’une certaine manière que moi, je n’ai pas envie de bosser pour de l’argent, de travailler pour équilibrer des comptes, de faire de la finance. Si ce n’est pas créatif pour moi et orienté vers des projets avec des humains qui ont des désirs, ce n’est pas moi. J’ai réalisé que je n’avais pas envie de rêver ma vie d’une certaine manière : conventionnelle, attendue. C’est ma vie d’adulte qui s’est construite comme ça. Tout ça a rejoint l’évangile à un certain moment. J’ai trouvé dans l’Église, à un moment de ma vie, un lieu de refuge, de repos, pendant mon adolescence notamment. Je commençais alors à entendre ce que Jésus disais de la vie et que c’était possible de vivre autrement. Quand on comprend qu’on peut avoir de la joie en donnant sa passion et que si on exprime cette passion, ce feu intérieur, elle prend toujours la forme du service. Ça ne peut pas rester à l’intérieur. Le scoutisme aussi a joué un rôle important dans ma vie. C’est un lieu de réussite et d’échec. Le service a vite pris une place importante dans ma vie. J’ai été très heureux de ma formation jésuite comme éducateur. Mon rôle, c’est d’abord d’écouter les gens. Entendre ce qui se dit, c’est cela ma prière et ma contemplation. Je suis intéressé avec cette église qui est tournée vers les autres. Je vis dans une congrégation religieuse dont le charisme principal est très large : aider les âmes. Ça veut dire beaucoup de choses : aider les âmes, ça peut prendre des formes complètement différentes. Aider les âmes, aimer et servir.
Le programme est assez simple. La promesse des louveteaux a été un élément fondateur dans ma vie. J’avais 7 ans et j’étais scout à Rose-Hill. J’ai compris très tôt que la parole n’a pas de prix. Fondamentalement, ça s’est joué autour de la période de l’université après un moment de crise. Les moments de crise sont fondateurs parce que, pour moi, ce sont les moments où je me suis rendu compte que j’avais une seule vie : est-ce que je peux/veux continuer à répondre à des attentes, soit celles de la société, ou bien y a-t-il quelque chose de plus profond ? C’est à ce moment-là que le déclic a opéré. Je me suis dit : je n’ai qu’une seule vie, il faut se lancer. Ça a commencé comme ça. Puis, un jour, après une soirée au séminaire de Carlton, pas loin de Melbourne, je suis rentré profondément heureux. En arrivant chez moi, après une heure et demi de route, j’ai ouvert la porte et j’ai eu l’intuition que j’avais pris une décision. C’était une évidence pour moi.
Vous avez choisi comme thème «Révélé aux tout-petits». Pourquoi ?
C’est un avertissement pour moi en premier. C’est un avertissement personnel. Pour moi, c’est la manière dont fonctionne le Christ : à partir d’en bas. Ça, c’est important. Avec les Mauriciens, on va prier ensemble autour de ce texte.
Mgr Durhône : «Être prêtre est un chemin de bonheur»
Ce sera également, pour lui, un moment très spécial. Mgr Jean-Michaël Durhône ordonnera pour la première fois un prêtre, en ce dimanche 4 août : «Le diocèse de Port-Louis se réjouit d’avoir un nouveau prêtre qui s’engage dans la Compagnie de Jésus. Notre Église a reçu gratuitement des missionnaires venant de différents continents au service de notre diocèse. À travers Cédric, l’Église à Maurice donne un de ses fils pour la mission universelle. Cédric a répondu à l’appel de son baptême pour s’engager à servir les femmes et les hommes de notre temps, en particulier ceux et celles qui sont à la périphérie. Je souhaite que d’autres jeunes n’aient pas peur de répondre à cet appel car être prêtre est un chemin de bonheur», confie l’évêque de Port-Louis.
Réactions autour de ces sujets souvent associés à l’église...
Crise des vocations : «C’est à l’Église de répondre. Ce n’est pas aux jeunes de répondre à l’Église.»
Prêtres pédophiles : «C’est pédocriminels qu’il faut dire pour moi, pas pédophiles. C’est presque trop facile de taper uniquement sur ces pédocrominels. Il y a tout un climat de complicité qui a permis ces choses-là. Quand on regarde de près, on se rend compte que ce sont des gens qu’on avait présenté comme des gens intouchables... Du moment que quelqu’un devient un peu “père” pour les autres, si cette personne franchit une ligne qu’elle n’aurait pas dû franchir, on appelle cela de l’inceste.»
Homosexualité : «C’est une question à laquelle l’Église essaie de répondre depuis un bon moment avec des grandes maladresses. On ne peut pas dire à un jeune que l’homosexualité, c’est un choix qu’il a fait, qu’il est, par définition, indigne est sale. Il y a eu des maladresses parce qu’il y a eu des problèmes de formulation. J’ai eu l’occasion de recevoir des témoignages de personnes qui ont une foi, qui ont une proximité avec le Christ et qui se sentent mises de côté... Leker fermal. Elles portent le poids du regard des autres, parce que ces autres disent qu’elles ont choisi ce qu’elles sont devenues. C’est complètement faux ! Il faut le dire : ce n’est pas vrai. Il faut être humble par rapport à cela. Je vais partager une anecdote parce que ça m’a marqué personnellement. Il m’est arrivé, je ne dirai pas où, à quel endroit, après la publication du texte Fiducia Supplicans, de me retrouver à bénir une maison de personnes homosexuelles. Je bénis une maison... Mais quand je bénis une maison, je bénis aussi les gens qui sont dans la maison. On vient me dire que l’Église doit improviser des bénédictions et surtout ne pas préparer de liturgie pour les gens qui vivent ce genre de situation et faire quelque chose d’improvisé et de compartimenter la vie des gens, comme si on disait qu’on bénit ça mais on ne bénit pas ça ; on bénit le pied, mais on ne bénit pas la tête ! Une parole de bénédiction, ce n’est pas une approbation d’un style de vie, non ! Je rentre dans la maison de quelqu’un et je bénis sa maison et ceux qui y vivent en disant que malgré tout ce qui peut vous arriver, Dieu est avec vous. C’est cela une bénédiction. Je bénis une maison, c’est donc logique que je bénisse aussi le couple qui y vit. Ce genre de chose, du point de vue de l’Église, c’est très compliqué. J’ai parfois l’impression qu’il y a des choses qui sont inutilement compliquées. Je ne dis pas que je suis un libéral, un progressiste... Ce n’est pas ça. J’essaie juste de m’asseoir et de réfléchir. Et je me dis que, de temps en temps, on se retrouve avec des usines à gaz liturgiques qui n’accueillent pas les gens dans leur dignité. Quand on me dit : si un homosexuel vient te voir pour une bénédiction, improvise, n’écris pas quelque chose pour eux, n’accompagne pas ; je trouve que cela est un manque de respect. Mais de toute façon, iI faut aussi se dire, que ces personnes, se sachant exclues, demandent très peu de choses à l’Église.»
L’homme derrière le prêtre
Quelle est votre relation avec :
Le sport ?
Je dis tout de suite le football. Maintenant, à 35 ans, ça rouille un peu. J’ai un très mauvais cardio. Je suis un grand fan de Liverpool. J’aime le foot profondément. J’ai vécu à Marseille, donc l’OM, c’est important aussi pour moi. Mais mon papa me dit que je suis un fanatique de Liverpool.
La famille ?
C’est simple et compliquée à la fois. Je ne viens pas d’une famille conventionnelle. Je suis fils unique. Mes parents sont séparés depuis 2008. Ma famille s’est recomposée autour de moi. Du côté de ma mère et du côté mon père. Je suis entouré de gens qui sont comme des frères, des sœurs, des neveux, des nièces... C’est quelque chose d’assez nouveau pour moi mais je trouve cela très très beau. Il y a aussi des échecs familiaux. Moi, je viens de ce type de famille…
Qu’est-ce qui peut vous énerver ?
Beaucoup de choses m’énervent. Je dirais le faux intellectualisme. Si on n’arrive pas à expliquer quelque chose de simple à quelqu’un et qu’on commence à s’emmêler les pinceaux, il faut commencer à se poser des questions. Ça, ça m’énerve. Dans la position qu’on a comme prêtre, on est dans une position de sachant. Un sachant qui ne doute pas est un charlatan. Il faut pouvoir exprimer qu’on ne sait pas tout. Sinon c’est la vie des gens plus simples qui est mise en péril!
Qu’est-ce qui vous aide à vous détendre ?
Je joue de la guitare. Je ne suis pas un grand musicien, je n’ai pas une bonne oreille mais j’aime bien la guitare. L’importance, ce n’est pas la technique, ce n’est pas l’oreille, mais le toucher, l’émotion, l’intention. C’est un de mes cousins, France, qui m’a dit cela. L’enjeu, c’est de trouver quelque chose qui me ressemble et non pas d’être le meilleur. Je me détends avec de la musique et je me détends aussi en faisant autre chose. Je suis un gros dormeur également. Plutôt que de m’acharner sur des affaires, je dors, et je me suis rendu compte que quand je me réveillais, je trouvais généralement des solutions aux casse-têtes qui me faisaient cogiter.
Qu’est-ce qui peut vous émouvoir ?
Beaucoup de choses. En ce moment, il y a beaucoup de bienveillance autour de moi. Je reçois beaucoup d’amour. Et cela me touche. Je suis ému. En voiture (le jour de l’interview), j’écoutais un artiste, chanteur de country qui s’appelle James Taylor. En écoutant une chanson, ce n’est pas qu’une chanson que j’entends, il y a aussi plein de souvenirs qui y sont associés. Et ça, c’est profondément émouvant pour moi. Ce n’est peut-être pas la meilleure chanson au monde, mais ça me ramène à des moments...