Publicité
Par Yvonne Stephen
1 novembre 2025 13:20
Écouter, croire, soutenir : autant d’actes simples mais essentiels pour rompre le cycle de la violence. Trois professionnelles engagées partagent leur regard et leurs solutions.
L’horreur intime. Deux femmes, Natasha Vidushi Cornet et Danaa Laeticia Malabar, mortes sous les coups de leurs maris en deux semaines. Derrière ces féminicides, le quotidien : rencontres, attirance, espoirs d’une vie partagée… et la violence du conjoint qui s’invite, qui prend toute la place, qui détruit tout, qui annihile tout espoir. Les crimes dits «passionnels» envahissent journaux et réseaux sociaux, laissant entendre qu’on tue par amour. Mais ce langage trompe : «L’amour ne provoque pas la violence», rappelle Musarrat Seekdaur, psychologue clinicienne. Après le choc, l’incompréhension et l’indignation, il faut réfléchir et agir. Ameegah Paul, Angelie Émilie Mooken et Prisheela Yusha Motee refusent de fermer les yeux sur cette violence de genre. Elles rappellent qu’elle se fabrique, se nourrit des non-dits et de la banalisation. Trois voix, un même cri : rompre le silence et la complicité du quotidien. Agir en tant qu’individu pour protéger et accompagner ces femmes en danger : l’engagement de chacun.e est une nécessité absolue.

Nommer la violence, refuser le silence
«La première chose, c’est d’ouvrir les yeux et de nommer les faits pour ce qu’ils sont», dit Ameegah Paul, Event et National Empowerment Coordinator et secrétaire de l’Association Pour la Protection des droits des Handicapés (APDH). Elle appelle à une prise de conscience qui est suivie d’actions : «Arrêter de détourner le regard, de minimiser, ou de rire de commentaires sexistes soi-disant anodins. La banalisation commence dans nos mots, nos blagues, nos attitudes.» Tout commence là, dans ces phrases qu’on laisse passer, dans ces gestes qu’on préfère ignorer. C’est une complicité silencieuse, presque invisible, mais terriblement efficace. «Dire haut et fort que la violence n’est jamais acceptable, corriger, dénoncer, écouter les victimes… Voilà le premier pas», poursuit-elle. Et il est souvent inconfortable, car il oblige à regarder la réalité en face : «La passivité nourrit le cycle de l’impunité. Chaque geste ou inaction peut contribuer à normaliser l’horreur.»
Angelie Émilie Mooken, présidente de Women of Purpose, rejoint cette idée: «La violence ne commence pas avec un coup. Elle s’installe dans les mots, les comportements et les attitudes que la société tolère encore trop souvent.» Elle refuse la complaisance : ne pas banaliser une remarque sexiste, ne pas excuser la jalousie comme une preuve d’amour, ne pas détourner le regard quand une situation dérange. Mais elle ajoute une couche essentielle à cette vigilance individuelle : la responsabilité des institutions. «Il faut des structures solides», martèle-t-elle. «Une unité de police réformée, dédiée aux violences domestiques, et une organisation indépendante chargée de surveiller le traitement des affaires. La vigilance de chacun doit s’inscrire dans un système qui ne laisse aucune affaire impunie.» Prisheela Yusha Motee, présidente de l’ONG Raise Brave Girls le dit : «Briser le silence, c’est poser un acte de solidarité envers toutes les femmes.» Rompre le silence, c’est donc autant un acte personnel qu’un combat collectif. C’est refuser d’être complice que l’on soit témoin, citoyen.ne, ou représentant.e de l’État.
Soutenir les victimes : la force des gestes simples
Les hématomes s’étendent sur son corps. Son équilibre bascule. Elle perd et se perd. Une femme victime de violence voit sa vie lui échapper, tout comme son être, son âme. Sous les coups, face à la violence psychologique, ses fondations s’égrènent pour laisser place à la douleur, à la soumission et à l’abandon. L’emprise coupe ses ailes. Et elle s’enlise dans une situation qui l’a détruit et dont les conséquences peuvent être encore plus sombres. C’est pour cela qu’il est difficile de l’aider à quitter cette relation abusive. Que faire alors? Les trois femmes s’accordent sur un mot : écouter. «Écouter sans juger, croire sans hésiter, ne jamais minimiser sa douleur», conseille Ameegah Paul. Elle parle de ces gestes minuscules qui peuvent sauver une vie : tendre une main, accompagner pour porter plainte, simplement être là : «La violence crée la honte, l’isolement, la peur. Chaque acte d’humanité est une bouée.» Angelie Mooken ajoute : «Soutenir une victime, c’est lui offrir un espace sûr, l’accompagner dans ses démarches et lui montrer qu’elle n’est pas seule.» Elle rappelle une vérité dérangeante : certaines femmes, même au poste de police, ne sont pas prises au sérieux : «Il faut que chaque femme sache que sa parole sera crue, respectée, entendue.» Pour Prisheela Motee, la clé tient en une phrase simple, presque désarmante. Dire «Je te crois. Je suis là.» Ces mots, dit-elle, peuvent redonner un souffle à une personne brisée. Et pour que ces gestes individuels aient du poids, ils doivent s’appuyer sur des structures solides, rappelle-t-elle : des unités spécialisées, des ONG de veille, des réseaux d’écoute et d’accompagnement. Car la solidarité n’a de sens que si elle s’inscrit dans une société prête à protéger.
Avis de psy
Aider une femme à quitter une relation abusive est un chemin exigeant, où chaque geste compte. La psychologue clinicienne Dr Anjum Heera Durgahee insiste : «Aider, ce n’est pas sauver à sa place, c’est marcher à ses côtés jusqu’à ce qu’elle retrouve sa force.» La priorité, c’est la sécurité. Il faut évaluer les risques, établir un plan : identifier un lieu sûr, préparer documents et argent, garder les numéros d’urgence à portée de main et connaître les lignes d’assistance comme le 139 Hotline ou des applications discrètes (#Lespwar).Vient ensuite le soutien émotionnel : écouter sans juger, reconnaître la peur, la honte, la culpabilité. Lui rappeler qu’elle n’est pas responsable de la violence subie et l’aider à reconstruire son estime de soi. Il faut aussi donner du sens : expliquer le cycle de la violence, les mécanismes de dépendance affective et les freins psychologiques comme la peur de l’inconnu ou la culpabilité. Enfin, accompagner dans la durée : relier aux réseaux d’aide, encourager la thérapie, soutenir les choix sans précipitation. “La liberté se reconstruit pas à pas, dans la patience et la bienveillance”, conclut la psychologue.
Les médias : nommer, expliquer, éduquer
«Stop au voyeurisme morbide. Chaque féminicide doit être présenté dans son contexte social», tranche Ameegah Paul. Les mots comptent. Dire «féminicide» plutôt que «drame conjugal», c’est refuser la neutralité, c’est dire les choses telles qu’elles sont. Angelie Mooken insiste : «Chaque article doit rappeler que ces morts ne sont pas des incidents isolés, mais les conséquences d’un système.» Et les médias peuvent être de puissants alliés : en choisissant d’éduquer plutôt que de choquer, de sensibiliser plutôt que de vendre. Prisheela Motee précise : «Les médias doivent écouter pour aider, dénoncer pour prévenir. Le ton doit être respectueux, informatif, et centré sur la conscience collective.»
Avis de psy
Il est urgent de revoir le langage que l’on emploie pour parler des violences au sein du couple. Le terme «crime passionnel», encore trop utilisé, atténue la responsabilité de l’agresseur et entretient l’illusion d’un geste dicté par l’amour. Or, comme le souligne la psychologue Musarrat Seekdaur, «l’amour en lui-même n’est jamais la cause d’un acte violent ou d’un crime». Derrière ces drames, il n’y a pas de passion tragique, mais de la domination, de la jalousie pathologique ou du contrôle coercitif. Dans plus de 70 % des cas, les victimes ont déjà subi d’autres formes de violence avant le passage à l’acte. Il faut donc parler de féminicides, maricides ou violences conjugales, et non de coups de folie amoureux. Cette précision n’est pas qu’un détail sémantique : elle change le regard social et rétablit la vérité sur la nature de ces crimes, selon la professionnelle. Elle rappelle aussi l’urgence d’enseigner une définition saine de l’amour, fondée sur le respect, la confiance et la liberté. «L’amour ne doit jamais servir d’alibi à la possession ou à la cruauté», insiste-t-elle.
Éduquer à ressentir, à respecter, à dire non
«La violence ne naît pas dans le vide. Elle se cultive dans l’ignorance, la domination et la confusion des limites», insiste Ameegah Paul. Pour elle, la prévention ne se joue pas seulement dans les poste de police ou les tribunaux, mais dans les classes, dans les foyers, dès le plus jeune âge :«Apprendre à identifier ses émotions, à respecter celles des autres, à écouter un «non» et à dire «stop», c’est planter les graines du respect et de l’empathie.» Elle parle d’éducation émotionnelle comme d’une arme douce, mais redoutable, contre la culture de la violence. Angelie Mooken partage cette conviction, mais rappelle que les leçons théoriques ne suffisent pas : «L’enfant doit voir le respect en action. Les comportements des adultes (respect mutuel, absence de domination, dialogue) sont ceux qui marquent vraiment..» Elle le dit sans détour : l’éducation commence dans le quotidien. Chaque mot, chaque geste entre adultes façonne la manière dont un enfant comprendra le consentement et les limites.
Prisheela Yusha Motee, présidente de Raise Brave Girls, est, également de cet avis. Elle évoque l’impérieux besoin de déstigmatiser l’éducation qui parle des émotions : «À Maurice, l’éducation émotionnelle reste un sujet tabou. Pourtant, apprendre à reconnaître et exprimer ses émotions, à comprendre le consentement, c’est fondamental. Il est temps de normaliser cela à l’école, au même titre que les mathématiques.» Sa voix porte celle d’une génération qui refuse de continuer à taire les sujets dérangeants. Changer la donne ne passe donc pas uniquement par des lois, mais par une révolution éducative et culturelle : «Le respect et l’écoute, ça s’apprend. Et si on commence tôt, on peut espérer une société où les hommes et les femmes savent dialoguer sans violence.»
Publicité
Publicité
Publicité