Après 15 ans d’amitié, Sherry Singh a commencé à prendre ses distances des Jugnauth en 2020 lorsqu’il a découvert, dit-il, un Pravind Jugnauth «arrogant» avec un «entourage toxique». «Il faut corriger l’erreur faite en 2019», a-t-il déclaré.
Ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Il affirme avoir reçu, il y a quelques semaines, un appel du Premier ministre lui demandant de laisser un «third party» étranger installer des équipements à MT pour contrôler le trafic Internet et les données relatives à Maurice. «J’assume tout ce que j’ai dit. Mo pa enn so bann chatwa.» Il a refusé, dit-il, d’accéder à cette demande «farfelue» mettant en jeu la sécurité nationale et la réputation du pays.
Autre révélation : on lui aurait demandé de ralentir Internet pendant les récentes manifestations de la population. Une requête venant des conseillers qui auraient affirmé que cette demande «vinn depi lao».
Sherry Singh a balancé les noms de ceux qui feraient partie de «lakwizinn». Celle qui serait à la tête, dit-il, ne serait nulle autre que Kobita Jugnauth, qu’il a surnommée «Lady Macbeth». Les autres noms sont : Renganaden Padayachy, Zouberr Joomaye, Prakash Maunthrooa, Ken Arian, Rakesh Gooljaury, Sarah Currimjee, Jimmy Appadoo, Basoodeo Seetaram, Hans Puttur et Loveish Ramnochane, entre autres.
Il a aussi déclaré que lorsqu’il était à Air Mauritius, qui était alors en grosse difficulté financière, la demande de réduire le personnel serait tombée avec une liste bien particulière. Ceux à mettre à la porte étaient tous, selon lui, ceux qui avaient des couleurs politiques différentes. Requête qu’il dit avoir refusée.
S’il n’a donné aucune précision sur son avenir, Sherry Singh s’est dit prêt à descendre sur le terrain. «Si le peuple veut le changement, je donne ma parole que nous soulèverons un tsunami.» Il assure n’être en contact avec aucun parti politique.
L’ancien CEO a aussi répondu aux questions ayant trait au salaire qu’il touchait, à la construction de sa maison à Ébène et à la villa qu’il loue à Anahita. «Quand j’ai commencé en 2015, je touchais une base de Rs 500 000. Après sept ans, c’est passé à Rs 580 000. Avec les allowances, je touchais environ Rs 700 000 par mois.» Même avec un tel salaire, il estime qu’il était «underpaid» comparé aux autres CEO évoluant dans la télécommunication.
Amy Kamanah-Murday
Pravind Jugnauth : «Li pe koz manti»
La réaction du Premier ministre ne s’est pas fait attendre. Il a lancé un véritable défi au «Maharajah» à la fin d’une fonction, samedi matin : «Mo pann gagn letan ekout li me mo anvi reponn li lor enn sel alegasion ki linn fer. So bann propo grav. Li pe koz manti. Li fasil vini ek dir nimport kwa. Si li krwar dan sak mo linn dir, mo invit li al la polis pou fer deklarasion. Se seki li bizin fer. C’est la moindre des choses. Me mo dir zot gard patians pou zot kone kifer maharajah inn demisione», a déclaré Pravind Jugnauth en précisant qu’il n’allait pas répondre «a lezot banalite».
Le chef du gouvernement est toutefois d’avis que l’ancien CEO de Mauritius Telecom aurait dû avoir «la décence de (me) rencontrer pour parler de son désaccord avec (moi)» avant de présenter sa démission. Il regrette d’avoir appris cette décision par le biais des médias. «En tou ka linn desann bien ba kan linn koz mo madam. Mo les popilasion zize. Si vre mem li krwar dan seki li dir mo invit li al la polis», a conclu Pravind Jugnauth.
Le ministre Maneesh Gobin, qui a animé la conférence de presse hebdomadaire du MSM samedi matin en compagnie de Bobby Hurreeram, a également invité Sherry Singh à porter plainte à la police. «So bann alegasion bien grav. Li pe atak sekirite nasional pei. Apre li refizie li derier relasion diplomatik. Mo invit li al de lavan ek fer seki bizin fer an tan ki enn sitoyen responsab. Al fer seki bizin fer, pa zis fer alegasyon gratwit», a déclaré Maneesh Gobin. Et d’ajouter : «Eski li ti inform so board ek so konseyer legal kan ti ariv seki li pe dir la ? Li konseyer depi 2005. Li CEO MT depi 7 an. So ego inn pran enn kou kan PM inn aret konsilte li.»
L’Attorney General concède que Sherry Singh a effectivement été très proche du MSM et du PM. Selon lui, celui-ci est désormais atteint du «même syndrome que messieurs Badhain et Bodha». «Zot tap lipie ek boude kan nepli konsilte zot. Il y a l’homme et il y a la fonction. Kan ou PM ou pena kamarad sa. Ou kamarad se lepep. Plus rien ne n’étonne maintenant. Si li ena sibstans vre mem, mo invit li al jusqu’au bout et à agir en tant que citoyen responsable. Relasion diplomatik pa so problem sa me problem gouvernma. Fasil zet labou. À ce stade, il n’y a que ses paroles.»
Jean Marie Gangaram
Un homme, un parcours
Qui est cet homme dont le nom est sur toutes les lèvres depuis la fin de la semaine ? En tout cas, Sherry Singh en avait dévoilé pas mal sur lui en mars 2021, lorsqu’il avait animé une conférence de presse pour démentir des allégations le concernant, notamment sur l’acquisition de ses biens. Et il en avait profité pour étaler toute sa vie, affirmant même qu’il était le descendant d’une famille royale en Inde, une information «vérifiable» selon lui.
Né en juillet 1975 à Rose-Hill, Sherry Singh est un ancien élève du collège Royal de Port-Louis. Il y a été Head Boy en 1994 et y était aussi actif au niveau de l’athlétisme et du foot. Après ses études secondaire, il part en Afrique du Sud pour des études universitaires, où il s’intéresse aussi aux arts martiaux.
De retour au pays, il commence sa carrière chez Emtel, où il occupera notamment le poste de Marketing and Customs Manager. Il travaillera aussi pour plusieurs boîtes à l’étranger. Ayant le flair pour les affaires et l’ambition de bosser à son propre compte, il développe par la suite plusieurs petites compagnies (Showbiz, Smartpay), dont la plupart seront rachetées. Il est très aidé dans les affaires par son épouse avec qui il est marié depuis 2007.
En 2010, Sherry Singh, très proche du MSM et de Pravind Jugnauth devient Senior Adviser au bureau du ministre des Finances. Il aide Pravind Jugnauth pour sa communication, notamment lors des dernières campagnes électorales. Il sera aussi le Special Adviser de celui-ci pendant un moment après son élection comme Premier ministre en 2019.
Sherry présidera aussi le comité initié dans le cadre de l’installation du troisième câble optique sous-marin. Et en 2015, il est propulsé aux commandes de Mauritius Telecom, succédant à Sarat Lallah. Outre ses occupations chez myT, il sera aussi directeur du Conseil d’administration de la State Investment Corporation, du Mauritius Duty Free Paradise, et nommé au conseil d’administration d’Air Mauritius pour mener à bon port le Transformation Steering Committee en décembre 2019, ayant pour objectif une réforme de la compagnie d’aviation nationale.
Une fin de semaine mouvementée
Le matin du jeudi 30 juin, c'est le choc. On apprend la démission du CEO de Mauritius Telecom, Sherry Singh. Bientôt, la lettre de démission elle-même circule dans les médias et sur les réseaux sociaux. Les rumeurs parlent déjà d’un «différend» avec le Premier ministre Pravind Jugnauth. Alors que la nouvelle se répand comme une traînée de poudre, voilà qu’on apprend que plusieurs Telecom Shops à travers l’île ferment leurs portes, visiblement en soutien à Sherry Singh.
À Port-Louis, au Telecom Tower, un grand nombre d’employés sont massés au rez-de-chaussée et devant le bâtiment. Peu de temps après, Sherry Singh sort du bâtiment et reçoit un bain de foule de ses employés, avant de les saluer et d’entrer dans sa voiture pour partir. Dans l’après-midi, on apprend que Sherry Singh sera sur le plateau de Radio Plus le vendredi 1er juillet. Et à cette occasion, il fait plusieurs accusations graves contre le Premier ministre qui viendra réfuter ces allégations dès le lendemain.
Stephane Chinnapen
L’opposition accentue la pression
La démission de Sherry Singh ainsi que ses «révélations» n’ont évidemment pas laissé l’opposition indifférente. Lors d’une point de presse du PTr le vendredi 1er juillet, Arvin Boolell, chef de file du parti au Parlement, a affirmé que ce départ est synonyme de chute du régime de Pravind Jugnauth. «Si Sherry Singh est fidèle à ses principes, il doit avoir le courage d'exposer tous les trafics d'influence. Il doit expliquer les allégations d'attribution de contrats à un prestataire privé controversé. Sherry Singh est-il un bouc-émissaire ou un complice de la mauvaise répartition du butin ?»
Quant au leader des Rouges, Navin Ramgoolam, il a déclaré que si ce qu’avance Sherry Singh est vrai, c’est un acte de haute trahison envers l’État mauricien. «Il y a beaucoup de vérités dans ce qu’il dit. Il y a deux ans, le gouvernement avait amené un White Paper. Et Maneesh Gobin était venu dire que c’était pour contrôler tout le trafic Internet. En fait, ils cherchent une façon, en passant illégalement par la porte de derrière, pour avoir accès à toutes les données confidentielles des Mauriciens.»
Le jeudi 30 juin, les quatre leaders de l’Entente l’Espoir ont aussi réagi lors de leur conférence de presse. Xavier-Luc Duval a souligné que Sherry Singh connaît mieux que quiconque quelles sont les épices utilisées dans la cuisine, d’où son obligation à s’exprimer. Nando Bodha a, lui, souligné que «la cuisine du gouvernement a pris feu» alors que Paul Bérenger a dit attendre et observer les conséquences futures de cette démission. Quant à Roshi Bhadain, il a salué Sherry Singh pour son courage à démissionner.
Valérie Dorasawmy