Dev Virahsawmy était un grand homme tant dans sa vie professionnelle et sociale que dans sa vie personnelle. Si les Mauriciens l’ont connu au fil des années sous différentes casquettes, Dev Virahsawmy était avant tout un époux, un père et un grand-père qui inspirait chez ses proches autant d’amour que de respect. De lui, son épouse Loga, avec qui il a partagé 63 ans de vie commune, ses filles Saskia et Anushka, ainsi que ses trois petits-enfants Yann, Rachel et Anastasia ne gardent que le meilleur. Son départ, confie Anushka, n’est en vérité qu’un salam, car il continue à vivre en chacun d’eux. «Je sens sa présence en moi, dans mon cœur. Papi a toujours été cette personne spéciale à sa manière, celle qui voyait toujours le positif dans le négatif et c’est une valeur qu’il m’a transmise.»
Dans la tête d’Anushka et de Saskia, les souvenirs se bousculent lorsqu’il s’agit de raconter l’homme qu’était leur père à la maison, lui qui était une personne d’une incroyable gentillesse qui valorisait le dialogue, le respect mutuel et la responsabilité. «Le plus vieux souvenir que j’ai de lui remonte probablement à mes 3 ans. Nous étions à Péreybère. J’étais assise à ses côtés et j’avais dans mes mains une glace énorme qui avait dégouliné partout sur moi, et papi, comme toujours avec ses mots gentils, m’avait réconfortée en me disant que ce n’était pas grave et qu’il allait m’en acheter une autre. L’amour que j’ai pour mon papa est extraordinaire», se souvient Anushka.
Avec Loga, sa fidèle compagne depuis 63 ans, Dev Virahsawmy a connu l’amour inconditionnel. C’est grâce à eux, confie Anushka, que sa soeur et elle ont pu grandir dans un environnement incroyable : «Sans mami, il n’aurait pas pu faire tout ce qu’il a fait. Leur amour est juste wow ! Ils allaient fêter leurs 60 ans de mariage l’année prochaine.» En grand intellectuel qu’il était, l’éducation de ses enfants était sa plus grande priorité, raconte Saskia, qui appelait affectueusement son papa Gro Dev lorsqu’elle était petite. Travaillant sans relâche, il a tout fait, dit-elle, pour s’assurer qu’elles reçoivent la meilleure éducation possible. D’une école pré-primaire et primaire privée très sélecte à l’université en Angleterre, en passant par le Queen’s Elizabeth College, les filles de Dev Virahsawmy ont toujours bénéficié d’un cadre éducatif taillé sur mesure par leur père qui, souligne Saskia, donnait des leçons matin et soir pour pouvoir financer leurs études. «Nous avons bien évidemment pris des leçons avec lui et quand on faisait des erreurs, je peux vous dire qu’on passait un sale quart d’heure. À la maison, à table, nou ti pe gagne nou saye. Ou quand j’entendais “Saskia vinn dan mo biro enn kout”, mo ti kone mo pou gagn enn bon lave. À cette époque, comme tous les jeunes, il nous arrivait d’être en colère avec ça, mais en grandissant, on a fini par comprendre qu’il faisait ça pour notre bien et nous lui en sommes reconnaissantes.»
Un père à l’écoute
Malgré sa grande intelligence et les attentes qu’il pouvait avoir pour ses enfants, il a su accepter et respecter les choix de ses filles, les encadrer et les guider vers le meilleur d’elles-mêmes. «Il a toujours été atypique dans sa façon de m’élever. Il a vu très tôt que j’avais un autre style d’intelligence et que je ne pouvais pas suivre le courant mainstream, et il a su accepter ça, tout comme mon caractère créatif. Il a toujours souhaité différents types d’éducation pour différents types d’enfants et c’est ce qui m’a permis de grandir dans un environnement où il me donnait toutes les valeurs, me mettait sur les bons rails, et même quand je déraillais, il me remettait dans la bonne direction en me disant “tu peux me faire confiance”», explique Anushka. Leur transmettant sa force, Dev Virahsawmy était de ceux qui apprenaient à ses enfants à pêcher au lieu de leur mettre un poisson entre les mains. Avec un cœur en or, il était, se rappelle Anushka, toujours prêt à aider son prochain : «Lorsqu’une fois, je lui ai dit que je pensais à ouvrir un refuge pour les femmes victimes de violence, il m’a dit de foncer parce qu’il savait que j’allais y arriver.»
Saskia se souvient, elle, d’un père toujours à l’écoute et ouvert au dialogue, qui pouvait se montrer strict lorsqu’il le fallait et pour qui le respect, la confiance et la responsabilité étaient essentiels. Dev Virahsawmy était surtout, poursuit-elle, un père pour qui le bonheur de ses enfants était primordial. «Il a toujours cru en notre liberté et il nous a toujours fait comprendre que liberté équivalait à responsabilité. Il nous laissait aller à des fêtes mais s’il nous disait d’être rentrées pour 22 heures et qu’on n’était pas là à l’heure, le bonhomme était du genre à débarquer à la fête et là, il fallait nous préparer à gagn nou saye.»
C’est un épisode qui a aussi marqué Anushka à vie. «Effectivement. Pour les jeunes, c’est à 22 heures que la fête bat son plein et un jour, ma sœur et moi n’avions pas fait attention. On était en train de danser quand il a débarqué en pleine fête et nous a pris par la main en nous disant “nou al lakaz”. Comme vous pouvait l’imaginer, en route nou tinn aret viv. Une fois à la maison, le silence faisait mal et lorsqu’il nous a appelées dans son bureau, on tremblait toutes les deux jusqu’à ce qu’il dise : “Kinn pass par zot latet ?”»
Et lorsque Saskia a quitté le pays pour aller faire ses études de comptabilité en Grande-Bretagne, les mots de son père, qui croyait en l’amour libre, l’ont profondément touchée. «Il m’a dit : “Tu y vas seule, tu seras libre, mais fais attention.” Tu auras des relations et c’est normal. Si tu reviens enceinte, je n’ai pas de problème avec ça, mais si tu reviens avec le sida, mo leker pou fann ek mo pa pou kone ki pou fer.» À chaque étape de leur vie, dans les bons comme dans les mauvais moments, il a été là comme un roc, un refuge où elles pouvaient se reposer et se ressourcer. «Lorsqu’il y a eu des moments difficiles dans ma vie, comme mon divorce, papi a toujours su trouver les bons mots. Il n’était jamais dans le jugement. Moi, si je suis une femme forte qui sait ce qu’elle fait et où elle va, c’est grâce à tous ses enseignements. Ça m’a aussi aidée dans la façon de grandir ma fille qui a aujourd’hui 26 ans», confie Anushka.
Pour sa part, lorsque Saskia a voulu changer d’orientation professionnelle, les conseils de son père lui ont permis d’avancer dans la sérénité. «Il nous a toujours soutenues et a toujours cru en nous et en ses petits-enfants. Quand j’ai voulu quitter mon job ou lorsque j’ai choisi de lancer ma propre compagnie, je suis toujours allée vers lui avant de prendre une décision importante.» De lui, Saskia ne garde que meilleur : son amour indélébile pour sa famille, son amour pour son pays et pour le monde. «Il a tout fait pour ce pays qu’il aimait tant.» Et même sur son lit de mort, rappelle Saskia avec émotion, avant de pousser son dernier souffle, il a fait en sorte de mener sa mission à bon port.
Hommage à un «tata» pas comme les autres
Dev Virahsawmy a laissé pour ses trois petits-enfants, Anastasia, Yann et Rachel, un riche héritage parsemé d’amour et de confiance. Aujourd’hui que leur tata (grand-père en tamoul) est parti, ils gardent de lui le plus merveilleux des souvenirs.
Anastasia : «C’est une bénédiction de l’avoir eu dans ma vie»
«Il était mon plus grand soutien, ma plus grande source d’inspiration, moi qui chante depuis que je suis toute petite. Quelle chance d’avoir eu un tata comme lui. Il a toujours été là pour moi, a toujours cru en mes projets. Il m’a poussée en me disant de me battre pour mes rêves. C’est une bénédiction de l’avoir eu dans ma vie. Il nous a donné tout son amour nous permettant de voir les problèmes de notre société, de vouloir apporter un changement, de faire une différence. J'espère pouvoir garder sa mémoire vivante en continuant ce qu’il a commencé, en propageant autour de moi l’amour et l’espoir.»
Yann : «C’était un ami…»
«Dev, Tata ou Tats comme on l’appelait, était un grand-père extraordinaire doublé d’une personne remarquable. Au fil des années, il est devenu pour nous plus qu’un grand-père. C’était un ami, un enseignant et un guide, diffusant des connaissances et favorisant la pensée critique. Son héritage perdurera grâce à l’amour et au respect qu’il a partagés avec ceux qui ont eu la chance de l’entourer.»
Rachel : «Il restera à jamais dans mon cœur»
«Tout le monde connaît Dev Virahsawmy comme politicien, littéraire, combattant, mais en tant que grand-père, il était aussi extraordinaire. Il était toujours là, nous accompagnant et nous soutenant. Je dis toujours que si je fais le métier que je fais aujourd’hui, c’est grâce à lui. Il a fait de moi celle que je suis aujourd’hui. Je ne sais pas si le mot merci est assez fort pour lui dire tout ce que je ressens pour lui. Il restera à jamais dans mon cœur.»
Amy Kamanah-Murday
Pluie d’hommages
Rama Poonoosamy, directeur d’Immedia : «(…) En plus d’une carrière politique immense, Dev Virahsawmy a une production littéraire et théâtrale tout aussi immense. Et Immedia a produit tellement de ses pièces. On pense à Toofan, un grand succès théâtral avec 14 représentations, ou encore à Zeneral Makbef. Il y a aussi ses poèmes mis en musique, comme Lasours, ses contributions à la Collection Maurice d’Immedia… Bref, au fil des années, son parcours culturel, politique, social et ses idées traduisaient l’amour qu’il avait pour son pays et son humanité (…). Je le décrirais comme quelqu’un d’à la fois sérieux, jovial, discipliné et très créatif.»
Gaston Valayden, metteur en scène, comédien : «À l’époque, j’avais mis en scène sa pièce Li, une satire politique se déroulant dans une station de police, qui avait été censurée pour une raison ridicule dans les années 70. Mais on est quand même allés de l’avant, moi à la mise en scène, lui à l’écriture, alors que j’étais encore étudiant en ingénierie à l’Université de Maurice (...). Et puis, la pièce a voyagé et c’était parti pour la Mauritius Drama League, avec plusieurs collaborations avec Dev. J’ai toujours eu une relation cordiale avec Dev, mais j’avais été un peu agacé lorsqu’il était entré en politique, avait été élu, faisait ses pièces dans son coin, et que ses convictions politiques nous empêchaient souvent de nous entendre. Mais en tant que dramaturge, il était très bon !»
Ashish Bissoondial, metteur en scène, directeur artistique du Caudan Arts Centre : «Il était, avec Henry Favory, l’un des plus grands dramaturges des années 70-80 en langue créole. Et le succès de ses pièces montrent qu’il y avait une attente de la part du public. C’est aussi tout un mouvement qui l’a suivi, avec la Mauritius Drama League. (...) J’ai également eu l’occasion de bosser avec lui ; on voulait mettre en scène une nouvelle version de Li. Et là, j’ai découvert un homme très généreux dans ses partages, très ouvert d’esprit, très pédagogue, encourageant aussi, en plus d’être très visionnaire et motivé par la création d’une île Maurice du futur plus unie.»
Melanie Pérès, auteure en kreol morisien, musicienne : «Il est l’un des piliers, l’un des plus grands défenseurs de la langue créole, qu’il a apportée à la fois sur le terrain littéraire et politique. En plus, il a légué toute son œuvre sur le site Boukie Banane, et là, c’est aussi disponible avec l’Institut Cardinal Jean Margéot, ce qui dit beaucoup sur sa personnalité et son désir de partage. (...) En tout cas, je suis très fière d’avoir remporté, en décembre 2022, le Pri Koudker Dev Virahsawmy, aux côtés de Stellio Pierre-Louis, dans le cadre du Koktel Fonnker organisé par l’agence Komkifo de La Réunion.»
Stephane Chinnapen et Valérie Dorasawmy