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Par Elodie Dalloo
24 février 2020 14:19
Elle venait tout juste de goûter au bonheur, mais le malheur l’a hélas vite rattrapée. Durant d’innombrables années, Dorine Phokeerdass, 49 ans, n’avait connu qu’une succession d’épreuves. Piégée dans l’enfer d’une vie conjugale malheureuse, son quotidien n’avait été qu’injures, maltraitances morales et physiques, et menaces ; le tout, sous les yeux des 11 enfants qu’elle avait eus avec Jean-Mark Phokeerdass, 56 ans, son époux et bourreau. Elle a tellement voulu croire qu’il finirait par changer qu’elle a tout supporté pendant de longues années, jusqu’au moment où, complètement à bout, elle a fini par trouver le courage d’abandonner le toit conjugal, il y a environ trois ans, pour sa sécurité et celle de ses sept filles et quatre garçons, également victimes des coups de leur père. Quelque mois plus tard, elle a découvert l’amour, la sérénité et la paix dans les bras de Nicolas Elisabeth, 56 ans, qui lui a redonné goût à la vie. Mais ce bonheur tant mérité n’aura pas duré aussi longtemps qu’elle l’aurait désiré car le jeudi 20 février, elle a été agressée mortellement à l’arme blanche en tentant de s’interposer dans une bagarre entre les deux hommes.
Cette agression mortelle vient conclure de manière atroce une vie de brutalités conjugales, un enfer qui a commencé pour Dorine alors qu’elle était assez jeune. Issue d’une famille modeste, Dorine avait dû abandonner ses études très tôt pour aider son entourage à joindre les deux bouts. Et elle avait 16 ans seulement quand elle a fait la connaissance, à l’usine où ils travaillaient tous les deux, de celui qui allait devenir son mari et le père de ses enfants. Si au début, le jeune couple filait le parfait amour, les difficultés financières qui ont fait surface lorsque Jean-Mark a perdu son emploi ont vite assombri le tableau. Tantôt femme de ménage, tantôt couturière, tantôt marchande ambulante, elle a cumulé de nombreux emplois pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille tandis que son époux, lui, sombrait dans l’alcool. Ces souvenirs traumatisants reviennent souvent hanter Sharonne, leur fille, deuxième de la fratrie. «Je me souviens comme si c’était hier, des accès de colère de mon père alors que j’étais encore qu’une gamine. Il buvait et battait ma mère tout le temps. Mo finn trouv mo mama gagn kout kouto dan lame, blese. Mo finn temwin tousala. Mais elle n’était pas la seule à subir les coups car il s’en prenait aussi à nous.» Malgré tout, Dorine a tenté de tenir bon, voulant à tout prix donner une vie meilleure à ses enfants et sauver son couple. Au plus profond d’elle-même, elle espérait que le père de ses enfants finirait par changer d’attitude. Mais leurs relations n’ont fait que se corser au fur et à mesure que le temps passait.
Il y a trois ans, Dorine Phokeerdass a enfin pris son courage à deux mains et laissé tomber celui qui lui rendait la vie aussi amère. Elle a alors quitté le toit conjugal pour aller s’installer à Cité Mangalkhan, Floréal. Mais ses enfants, qui vivent seuls à la rue John Kennedy, Vacoas – ils ont entre 13 et 35 ans et les plus grands s’occupent des plus petits –, n’ont pas pour autant eu l’esprit tranquille après la séparation de leurs parents. «Notre mère allait mieux, certes. Nous avons gardé de bonnes relations et elle nous rendait visite régulièrement. Me nou papa ti ankor rest dan enn lapartman a kote. Pa kone ki so problem. Li ti menas mo mama, li ti menas mwa, mo bann ser. Nou ti mem bizin kasiet parski li vinn avek nou ar kouto», raconte Sharonne. Les trois dernières années n’ont pas été de tout repos pour la petite famille, qui a dû solliciter les forces de l’ordre à plusieurs reprises. «Les policiers avaient donné des avertissements à mon père mais ils ne sont jamais allés plus loin même si ses actions se répétaient. Ils nous disaient qu’il s’agissait de notre père, que nous devrions trouver un terrain d’entente.» La dernière bagarre familiale remonte au 4 février. «C’était le jour de mon anniversaire. Li ti menass pou touy mwa. Le lendemain, je me suis rendu à la Police Family Protection Unit. Là-bas, les officiers ont pris ma déposition mais ils m’ont répondu qu’ils ne pourraient pas me donner un Protection Order parce que mon père ne vit pas dans la même maison que nous.» Ayant appris par la suite que leur père avait l’intention d’aller emménager chez sa sœur, Sharonne a ainsi abandonné toutes les charges pour éviter de compliquer leurs relations déjà tendues. «Me linn rest lamem, linn kontinie bwar, linn bien prepar so kou. Li ti dir li pou touye et linn resi tir enn lavi.»
Ses menaces ont été mises à exécution le jeudi 20 février. Ce jour-là, Dorine Phokeerdass était venue rendre visite à ses enfants à Vacoas, accompagnée de Nicolas Elisabeth, 56 ans, l’homme qui partage sa vie depuis plus de deux ans. «Par respect pour l’ex-mari de Dorine, je ne suis pas monté. Pendant qu’elle est allée déposer des affaires chez ses enfants, je l’ai attendue en bas du bâtiment. Mais lorsque j’ai regardé dans le rétroviseur de ma moto, j’ai soudainement aperçu Jean-Mark qui venait dans ma direction. Il s’est mis à m’injurier. J’ai réagi calmement et je lui ai dit que je n’étais pas là pour me bagarrer lorsqu’il a sorti un couteau pour m’agresser. J’ai pu esquiver le coup avec mon casque», explique le compagnon de la victime. Mais lorsque cette dernière est descendue pour s’interposer entre les deux hommes, elle a été agressée à l’arme blanche et s’est écroulée sous les yeux de Nicolas, de ses enfants et de sa petite-fille. Elle a été conduite à l’hôpital Victoria, où elle a rendu l’âme quelques minutes plus tard. Une autopsie a attribué son décès à un hypovlemic shock due to stab wound at abdomen.
Arrêté par la brigade criminelle de Vacoas, Jean-Mark Phokeerdass est passé aux aveux. Il a admis avoir commis son forfait parce qu’il n’a pas toléré que son ex-épouse s’interpose entre Nicolas et lui. Il a comparu devant la Bail and Remand Court le vendredi 21 février sous une accusation provisoire de meurtre avant d’être reconduit en cellule. Déboussolé, Nicolas Elisabeth raconte avoir connu Dorine à un moment où il passait, lui-même, par des épreuves difficiles. «Dorine est venue résoudre les soucis auxquels je faisais face. Depuis que nous sommes ensemble, j’ai été témoin de toutes les menaces de mort dont elle avait été victime. Elle avait consigné plusieurs plaintes mais celles-ci n’aboutissaient jamais.» Il n’aurait, toutefois, jamais imaginé que les choses prendraient cette tournure. Anéanti, c’est avec beaucoup de difficulté qu’il fait aujourd’hui ses adieux à celle qu’il décrit comme «un véritable rayon de soleil».
L’atmosphère était lourde et pesante au domicile de Clairette Petite, la mère de la victime, au lendemain du drame. «Lorsque mon fils m’a appris la nouvelle, j’ai senti mon monde s’écrouler. Dorine était mon bras droit depuis la mort de son père, il y a deux ans. Je n’aurais jamais pensé qu’elle nous quitterait à cet âge et dans de telles circonstances», confie-t-elle, le cœur en mille morceaux. Durant toutes ces années, elle a été témoin des nombreux sacrifices qu’avait dû faire sa fille pour faire bouillir la marmite. «Il lui est même arrivé d’aller travailler trois jours après son accouchement, d’aller marcher dans les rues de la capitale pour pouvoir vendre quelques paires de chaussettes pour obtenir de l’argent afin que ses enfants aient de quoi manger. Je suis fière de la femme qu’elle était ; débrouillarde et toujours prête à remuer ciel et terre pour son entourage. Elle n’a jamais négligé ses enfants.» Elle raconte que pendant 31 ans qu’a duré le mariage de sa fille avec Jean-Mark, ce dernier a toujours eu un problème avec l’alcool. «Dorine se démenait pour ramener de quoi manger à ses enfants tandis que lui dépensait toujours cet argent en boissons. Mo kontan ki so bann zanfan finn aprann et finn resi lev so loner. Li mem ti zom li mem ti fam. Kan mem li nepli la, mo dir Bondie donn li enn bon plas parski li finn bien soufer. Aster li finn trouv so sime. Mo zis sagrin ki li pann resi grandi tou so bann zanfan.»
Les enfants et les autres proches de Dorine Phokeerdass la décrivent comme une battante dans l’âme. «Elle a toujours veillé sur nous et nous a épaulés. Elle était très présente pour ceux qui l’entouraient.» Avec un vécu aussi difficile et douloureux, elle a tenu à s’investir dans le social pour lutter contre plusieurs fléaux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle a intégré le Parti Kreol Morisien, il y a un an (voir hors-texte). La semaine prochaine, l’un de ses plus grands souhaits allait se concrétiser : elle voulait, avec l’aide de son compagnon et d’Elena Rioux, la présidente du PKM, lancer une ONG pour les descendants d’esclaves qui militent pour récupérer leurs terres. C’est ce samedi 22 février, à 11 heures, qu’un dernier hommage a été rendu à celle qui se faisait surnommer la «Mama Africa» avant qu’elle ne se fraye un chemin parmi les anges.
Il y a tout juste un an, Dorine Phokeerdass avait intégré le Parti Kreol Morisien (PKM). «Ce n’était pas dans le but d’avoir de l’argent ou autre mais pour apporter un changement dans la vie de tous ceux au bas de l’échelle. Elle avait elle-même connu des hauts et des bas.»
Elle avait participé aux dernières législatives et avait été candidate au no 16 (Vacoas/Floréal). Elle avait terminé à la 20e place avec 270 voix. D’après Elena Rioux (photo), présidente du parti, elle était «une battante qui était présente sur tous les fronts. Linn fer tou par li tousel. Li pann zet zarm, li pann zet lebra».
Étant elle-même une femme qui lutte contre la violence à l’égard des femmes, Elena Rioux se dit «écœurée de d’avoir pas pu aider ma propre amie. C’est dommage que les lois ne soient pas assez fortes. J’ai toujours dit que le gouvernement devrait avoir son propre abri et non pas laisser uniquement les ONG prendre en charge les femmes battues. Il faut encadrer ces femmes comme il faut. Bizin amand bann la lwa».
Elena Rioux raconte que celle avec qui elle compte plus de 12 ans d’amitié vouait une grande admiration à la culture africaine ; d’où son surnom de Mama Africa. Cette année, elle espérait pouvoir organiser un défilé, avec les autres membres du PKM, lors de la commémoration du plus vieux calendrier africain afin de rendre à celui-ci un vibrant hommage.
Le meurtre de Dorine Phokeerdass est, pour Marie-Noëlle Elissac-Foy, un cas de trop. «Cela ne fait que démontrer les différentes failles dans le système.» Elle fait ressortir que dans le cas de cette énième victime de violence domestique, «la police a été sollicitée plusieurs fois. Il y a eu des menaces. Son agresseur a fait part de son intention de tuer à plusieurs reprises mais rien n’a été fait». Elle se désole que la victime ait connu une telle fin bien qu’elle ait fui le toit conjugal. «Cela démontre que si on ne punit pas, s’il n’y a pas de sanctions ou de réhabilitation au niveau de l’agresseur dès les premiers signes de violence, cela se termine bien souvent par un meurtre.» Elle lance un appel pour que l’avis des forces de l’ordre, le commissaire de police, les juges et les magistrats soient aussi entendus à chaque fois qu’un nouveau drame de ce genre survient.
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