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24 août 2020 14:05
Un livre sur Gérard Sullivan, un film sur Père Laval… Coïncidence ou choix délibéré de proposer deux créations autour d’hommes d’église ?
Coïncidence totale ! Le film sur Père Laval est en chantier depuis bientôt deux ans. Tandis que l’idée du livre d’entretiens avec Gérard Sullivan est née il y a quelques mois seulement, pendant le confinement. C’est donc un hasard, on pourrait même dire un divin hasard (…) Je ne suis pas particulièrement proche de la religion que j’essaie de ne jamais confondre avec la foi qui est une question qui m’intrigue. Mais ma passion de la découverte de l’autre n’a absolument aucune barrière. Ce que j’aime, c’est ce qu’arrivent à réaliser les femmes et les hommes au cours de leur vie. Je m’intéresse aux routes empruntées par ceux qui veulent donner un sens à leur vie.
Qu’est-ce qui motive un écrivain et cinéaste à venir parler d’hommes d’église, au point d’en faire un livre et un film ?
Ce n’est pas une motivation, c’est juste un désir, une envie de partager. Le parcours de Gérard Sullivan est atypique. Il a emprunté des chemins risqués, alors que son chemin aurait pu être celui d’un bon bourgeois des villes. Sans risque, sans danger, un boulot pépère, une retraite assurée, une police d’assurance béton, une position sociale respectable, une jolie voiture, un beau mariage, de beaux enfants, le bonheur quoi ! Lui a choisi de vivre sa foi, d’écouter cette voix intérieure qui lui disait que la vie, c’était autre chose. Et il a donc choisi une vie de risques. Car suivre sa voie demande quelques fois du courage. Et c’est de cela que je parle dans le livre que je lui consacre. Même chose pour Jacques Désiré Laval. Il a tout quitté pour un appel intérieur. Il se lance dans le vide. Il ne prend pas de précaution. C’est un mot terrible ça : précaution. Quand j’entends ce mot, j’ai des palpitations. Les Français ont même inventé le principe de précaution. C’est celui selon lequel nous n’aurions même pas du naître. Car naître et vivre, c’est déjà très dangereux.
Vous avez vous-même évoqué, dans un entretien, les difficultés et le peu d’intérêt qu’a suscité ce film auprès des soutiens financiers…
Oui mais je ne souhaite pas en parler encore. Je l’ai évoqué parce que cela m’avait vraiment surpris et, pourquoi ne pas le dire, un peu choqué. L’apôtre des noirs ne suscite pas de grand engouement. Mais comme on dit : Maurice c’est Maurice, il faut faire avec. Je fais avec. Je suis heureux qu’il y ait eu des entreprises qui ont soutenu ce projet et je leur en suis vraiment reconnaissant.
Sous quel angle avez-vous abordé le film sur Jacques Désiré Laval ?
Le film ne raconte pas l’histoire d’un prêtre. Il raconte l’histoire, le combat d’un homme pour une certaine forme de justice et de dignité, un homme qui a érigé la bonté en étendard à une période où la société était basée sur le principe même de l’injustice. Monseigneur Piat, un des intervenants du film, partage cette réflexion très juste : il dit que Père Laval n’est pas seulement venu pour un travail, il a aimé les Mauriciens et leur a fait confiance, et c’est ce que plus d’un siècle et demi après, nous ressentons encore. Sinon, nous ne serions pas 100 000 à aller le voir à Sainte-Croix chaque année. Je me suis plongé dans la vie de Jacques Désiré Laval pour essayer de connaître de manière plus intime un homme qui, en fait, n’avait peur de personne. Il avançait tranquillement avec une incroyable détermination. Et à bien y réfléchir, Jacques Désiré Laval était, à mon avis, un des premiers vrais Mauriciens.
Vous aimez donc faire découvrir l’autre, comme dans le passé avec la rubrique «Apartés» dans l’express…
Absolument ! Pendant plus de dix ans, une fois par semaine, j’ai été à la rencontre d’une personne. Cela fait en gros 500 interviews, 500 rencontres avec des gens qui pouvaient tout aussi bien être un Prix Nobel de Chimie ou un sans-abri, un chanteur ou un mathématicien et je me suis passionné pour cela. J’aime raconter la vie des autres. À bien voir, peu de choses ont autant d’intérêt que la découverte de l’autre. Les rencontres sont la plus grande université de ma vie. C’est là que tout s’apprend, si on veut bien écouter et prendre son temps. Si c’est pour faire une interview avec deux questions, vite fait, le tout sur 15 lignes, ça ne m’intéresse pas. Il faut le temps d’aller au fond des choses, de sonder les cœurs, de comprendre les doutes, de mettre à jour les joies, les douleurs, bref tout ce qui donne sens à une vie. Et je trouve que cela manque dans la presse d’aujourd’hui, qu’elle soit écrite ou audiovisuelle. Les entretiens se résument souvent à quelques questions d’actualité qui sont, bien sûr, utiles, mais pas suffisantes. Mais en même temps, ça ressemble à notre époque : celle de l’immédiat, du futile, du buzz. De l’inflation des mots. On dit avec une grande facilité de quelqu’un qu’il est génial. Si on peut utiliser le mot génial pour parler de Maître Gims ou de David Guetta, il faut peut-être commencer à s’inquiéter. Ça veut dire que le mot lui-même n’a pas grand sens. Sinon, que va-t-on dire de Mozart, d’Einstein, de Steve Jobs ou de Stephan Hawkins ? Et c’est en faisant perdre leur sens aux mots que l’on perd aussi ce que véhiculent les mots : des valeurs. Parce que les mots ne sont pas que des mots, ils transmettent des choses importantes comme la pensée. Ça me fait toujours rire jaune quand je vois des gens qui ont 5 000 amis sur Facebook. L’amitié est une des choses les plus rares et les plus chères pour un être humain. Et en avoir 5 000 discrédite le mot ami lui-même. Ce dévoiement des mots me paraît assez insupportable.
Doit-on comprendre que vous êtes mal à l’aise dans ce siècle ?
Pas particulièrement. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que tout était mieux et parfait avant. Quand je repense à certains pans de mon enfance à Mon Goût, je revois à quel point les gens vivaient dans une misère matérielle dure à supporter. Comment un pain, une sardine et quelques piments confits en revenant de l’école étaient un luxe qui n’était pas à la portée de tout le monde… Et quand je revois des amis d’enfance, fils de charretiers ou de coupeurs de cannes, qui sont aujourd’hui médecins, avocats, je suis heureux de voir le chemin parcouru. Nous avons fait d’immenses progrès. Tout ça a été possible parce qu’il y a eu des gens à la tête du pays qui avaient à cœur l’avancement de la population. Et qui avaient une conscience. Il y avait un sens des valeurs. On savait que tout n’était pas égal à tout. Que la réussite ne se mesurait pas seulement à l’argent gagné. Mais aussi à ce que l’on devient en tant qu’homme. Sir Seewoosagur Ramgoolam, dans ses heures de loisirs, lisait Keats, Milton ou l’anthologie de la poésie française de Georges Pompidou, Aunuth Beejadhur connaissait par cœur des pans entiers de Gitanjali de Rabindranath Tagore, comme Somduth Buckory. Harilall Vaghjee connaissait du bout des doigts la musique de Purcell et d’Elgar. Gaëtan Duval connaissait Restif De La Bretonne, Homère et La Bruyère. Tout ça vous donne quand même une autre vision du monde et du destin des hommes. Aujourd’hui, ceux qui nous dirigent – quand ils lisent – épluchent Forbes, Harvard Business, les rapports d’économistes sur, par exemple, la nécessité de vendre toutes les terres de notre pays pour en faire des IRS qui engraissent quelques-uns et qui n’apportent strictement rien à la population. Il faut le constater. On a changé de niveau. On ne peut pas leur demander de comprendre l’avenir des hommes. Ils pensent que ça peut se prévoir sur Excel. De surcroit, il y a une collusion entre les forces de l’argent et la politique, qui est en train de dépecer ce pays jusqu’à l’os.
En 1994, rédacteur en chef du magazine Le Mag, vous avez été arrêté et mis en prison après la publication, dans votre journal, d’un document «secret défense». Qu’en est-il de la relation entre la presse et l’État ?
J’ai d’abord le souvenir d’un immense élan de solidarité lorsque nous avons été arrêtés et la rédaction du journal perquisitionnée. Nous étions plusieurs centaines à manifester devant l’hôtel du gouvernement où Jugnauth père et son commissaire de police d’alors sévissaient. C’était l’époque où le Premier ministre de notre pays traitait deux journalistes de «chiens» et voulait imposer des restrictions financières sur les journaux. J’espère que le nouveau Premier ministre n’essaie pas, en quelque sorte, de perpétuer une tradition familiale… Pour en revenir à votre question, il est normal que les relations entre la presse et le pouvoir soient tendues. L’un a pour rôle d’informer, l’autre a forcément des choses à cacher. Mais l’État et la presse sont deux piliers qui permettent à toute démocratie de fonctionner. Toutefois, cet équilibre est, par nature même, précaire (…) Je vous l’avoue : quelques fois, j’ai envie de revenir dans la presse. Surtout en ce moment, où elle vit des moments difficiles avec un pouvoir qui supporte de moins en moins la critique et les dénonciations de ses manquements. Le boycott de l’express et de Top FM n’est pas anecdotique. Il est, si on ne fait pas attention, le début d’une descente aux enfers pour la liberté d’expression. Moi aussi, je suis triste de voir le manque de solidarité des journaux entre eux. Quand le métier d’informer est menacé, il n’y a pas de place pour les egos des uns et des autres, il n’y a pas de place pour des intérêts autres que celui de la liberté d’informer. Tous les pouvoirs se méfient de la presse, c’est dans la logique des choses. Mais de là à organiser une traque contre la parole libre, il y a un pas. Que ce gouvernement franchit allègrement depuis quelques mois.
D’autres projets en gestation ou à venir ?
Je suis actuellement en pleine écriture de mon prochain roman qui doit sortir en France au début de l’année prochaine, si tout se passe bien. Il raconte une histoire qui se passe pendant la guerre 39-45 et qui parle d’un jeune homme qui est un surintendant de prison. Il est responsable de deux prisons. Celle qui abrite des détenus juifs à Beau-Bassin depuis décembre 1940 et celle, à Rose-Hill, qui abrite des prisonniers allemands depuis mars 1941. Nous sommes peut-être un des seuls pays au monde à avoir abrité, sur son sol, des prisonniers nazis et juifs… Ce jeune surintendant de prison va de l’une à l’autre, tissant des relations et se retrouvant, malgré lui, comme un homme pont entre des existences irréconciliables.
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