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Allégations de brutalités policières

9 mars 2015

Yousouf Toofanny, sa bru Amiirah et ses deux petites-filles Shaninah et Elaiya dans le bureau de Me Erickson Mooneeapillay dont ils ont retenu les services pour les aider dans leur quête de la vérité.

Drapée dans son hijab, Amiirah Toofanny n’arrive pas à cacher sa douleur. Elle n’essaie même pas, tant celle-ci est vive. À 35 ans, cette mère de trois enfants a perdu son époux dans des circonstances tragiques. Mohammad Iqbal Toofanny, 43 ans, est mort le lundi 2 mars, alors qu’il était sous la responsabilité de la Criminal Investigation Division (CID) de Rivière-Noire. Le rapport d’autopsie indique que cet habitant de Vacoas, plus connu comme Mamade électricien, a succombé à un oedème pulmonaire. Mais pour sa famille, son décès est dû à des brutalités policières.

 

Pour cause, le défunt portait plusieurs ecchymoses sur le corps. Le Dr Gungadin, médecin légiste en chef de la police, le souligne dans son rapport d’autopsie, de même que le Dr Gujjalu, ancien médecin légiste de la police pratiquant désormais dans le privé, qui a assisté à l’autopsie. Depuis que la famille est montée au créneau pour dénoncer ce cas de brutalités policières alléguées, l’affaire a pris une dimension nationale. Les réactions pleuvent sur les ondes des radios et sur les réseaux sociaux, et les photos du cadavre portant des bleus à divers endroits circulent sur le Net. La famille a aussi organisé une manifestation pour réclamer justice. Elle veut savoir dans quelles circonstances Iqbal est décédé et qui l’a tué. Amiirah la première.

 

«Qui a tué mon époux ? Pourquoi lui ?» se demande la jeune femme d’une voix saccadée. À cause de ce drame, elle devra vivre sans l’homme dont elle partage la vie depuis bientôt 20 ans – ils allaient fêter leur anniversaire de mariage le 19 mars. Et ses trois filles sont à jamais privées de leur père. Shaninah, 18 ans, est en Upper VI à la Sodnac SSS, Elaiya, 16 ans, est en Lower VI au collège Lorette de Curepipe, et Anzariya, 7 ans, est en Std II à l’école primaire de la Visitation RCA, à Vacoas.

 

Jusqu’à présent, Amiirah n’a pas eu le courage d’annoncer la triste nouvelle à sa benjamine. «Je n’ai toujours pas trouvé les bons mots pour lui dire que son père est décédé», confie Amiirah, en larmes. En attendant le bon moment pour parler à sa petite, la jeune veuve n’a qu’une chose en tête : «Je veux tout savoir sur les circonstances de sa mort. La vérité doit triompher.» C’est presque une obsession. Elle n’arrête pas d’entendre des choses contradictoires qui ne sont pas nécessairement vraies, dit-elle, et veut démêler le vrai du faux. Mais ce qui est sûr, pour elle, c’est que son époux est mort alors qu’il était sous la responsabilité de la police.

 

Soupçons de vol

 

Iqbal Toofanny, un habitant de Vacoas, a été arrêté par la police à Rivière-Noire vers minuit, dans la soirée du 1er au 2 mars, suivant des soupçons de vol, car des outils, une clé universelle pouvant servir à ouvrir n’importe quelle voiture et trois portables ont été retrouvés dans sa voiture lors d’une vérification de routine par la police. De plus, le numéro figurant sur le horsepower du véhicule et celui présent sur une vignette collée sur le pare-brise ne correspondaient pas (voir hors-texte). Le lendemain, alors qu’il doit être conduit au tribunal de Bambous, il se plaint de douleurs et est conduit à l’hôpital de Candos où il meurt. Que s’est-il passé ? Comment est-il décédé ? Qui l’a tué ? Amiirah veut des réponses.

 

«Je dois savoir. Il était en pleine forme lorsqu’il a quitté la maison, mais c’est son cadavre qu’on nous a ramené. C’est trop dur», pleure la veuve. Elle raconte que son époux a passé toute la journée de dimanche avec sa famille. Il était heureux, dit-elle, car la veille, il avait acheté une nouvelle voiture au nom de sa femme pour la somme de Rs 165 000. C’est d’ailleurs dans cette voiture, une Toyota Vitz, qu’il a pris la route dimanche soir, vers 22 heures, après avoir dit à sa famille qu’il allait faire une partie de pêche à Rivière-Noire où son père Yousouf a un bateau. Selon sa famille, comme il était électricien automobile et opérait chez des particuliers, il avait toujours ses outils dans sa voiture.

 

Vers 11h30, un préposé du poste de police de Rivière-Noire l’informe au téléphone que son mari se trouve sur place et qu’il est en état d’arrestation, car il y a un problème avec la voiture. «Sur le coup, je n’ai pas bien compris ce qui se passait», explique Amiirah. Elle téléphone à son tour au cousin de son époux, Noorani, pour le mettre au courant. Ce dernier la rassure en lui disant qu’il ne devrait pas y avoir de problème, car les papiers de la voiture sont en règle. «Il m’a aussi dit que je ne devais pas m’en faire et qu’il allait retenir les services d’un avocat au plus vite», relate Amiirah.

 

Peu après le lever du jour, elle surprend une conversation téléphonique entre des proches et c’est le choc. Elle apprend que son mari est décédé : «Sur le coup, j’ai eu du mal à me rendre compte de ce qui se passait. Mais quand j’ai vu sa dépouille au casualty ward de l’hôpital de Candos, j’ai eu le choc de ma vie. J’étais obligée d’accepter qu’Iqbal était parti à jamais.»

 

Amiirah, qui s’est rendue sur place avec Noorani et l’épouse de celui-ci, est rejointe sur place par son beau-père Yousouf qui était au travail au moment où la nouvelle est tombée. Tous ne peuvent que constater la triste réalité. Ils remarquent aussi, avance la jeune femme, qu’il n’y a aucun policier sur place et que le corps est disposé dans un coin : «Se so bann kouzin kinn ris trolley pu amenn so lekor la morg.»

 

Le plus dur aujourd’hui pour Amiirah, ses filles et tous les proches d’Iqbal, c’est de ne pas connaître les circonstances exactes de sa mort. Ils veulent savoir ce qui s’est passé et qui est responsable de ce décès soudain et tragique.

 

Une enquête pour situer les responsabilités

 

C’est la première fois que le DPP décide aussi rapidement de demander à un magistrat d’instituer une enquête approfondie sur la mort d’un suspect dans des circonstances douteuses. Soit trois jours seulement après le décès. Il justifie cette prise de décision rapide en vertu des articles 110 (Investigation on case of violent death) et 111 (Inquiring into violent or suspicious death) du District and Intermediate Courts (Criminal Juridiction) Act. Dans l’affaire Iqbal Toofanny, c’est le tribunal de Bambous, placé sous la présidence de Daniel Dongeot, qui entendra les témoins. La première séance s’est tenue le vendredi 6 mars. Ce jour-là, le représentant du DPP a déclaré qu’il existe un flou sur le lieu où Iqbal Toofanny a été détenu : «On ne sait toujours pas où il a été arrêté et détenu.» Il envisage de déposer une motion afin de visiter le lieu de détention. Les travaux reprennent le mardi 10 mars, avec la déposition de l’enquêteur principal. Il va également devoir produire tous les documents originaux et les preuves qu’il a en sa possession pour les besoins de l’enquête.

 

Les ennuis d’Iqbal Toofanny avec la police

 

Il était fiché à la police pour plusieurs délits et était d’ailleurs en liberté conditionnelle dans une affaire de vol de voiture. Iqbal Toofanny avait été arrêté en février 2013 avec trois autres personnes, suite au vol de trois Toyota Vitz d’une valeur de Rs 1,3 million chez un concessionnaire de voitures reconditionnées à Phoenix. Son avocat le confirme : «Il était sous caution et il faisait l’objet d’une charge provisoire.» Le DPP a décidé qu’il y avait suffisamment de preuves pour référer l’affaire - qui porte le OB 751/2013 et le Cause No 311/3 - à la cour intermédiaire pour des poursuites. Dans le passé, Iqbal a aussi été arrêté dans le cadre d’une enquête sur un cas de possession of stolen property. Il a été trouvé coupable en cour de Rose-Hill, le 19 février 2007, et a payé une amende à cet effet. Quelques jours après, soit le 1er mars 2007, Iqbal a été condamné par le tribunal de Curepipe à payer une autre amende dans une affaire de possession of weapon which discharge noxious material. Dans le passé, il a aussi payé une amende pour Breach of Protection Order. C’était le 10 juillet 2003 au tribunal de Curepipe.

 

Le Comité soutien Iqbal Toofanny organise une manifestation

 

«Je suis Iqbal». C’est avec ce slogan phare que les membres du Comité soutien Iqbal Toofanny vont défiler dans les rues de Port-Louis le vendredi 13 mars. Cette marche pacifique va débuter à 14 heures, au Square Khadafi, à Plaine-Verte, pour se terminer au Jardin de la Compagnie. Les organisateurs, Jameel Peerally et Salim Mutty, invitent les Mauriciens à descendre dans la rue pour «dire non à la brutalité policière» avec la famille Toofanny. «Nous voulons envoyer un signal fort. Il est de notre devoir de maintenir la pression», lance Salim Mutty. Jameel Peerally précise que les participants devront être disciplinés : «Il ne faut surtout pas céder à la provocation. Ceux qui vont venir pour faire du désordre n’ont pas leur place.»

 

Me Samad Goolamaully : «Ces cinq policiers sont innocents»

 

L’homme de loi du sergent Persand regrette qu’Iqbal Toofanny ait perdu la vie tragiquement et dit comprendre la peine de sa famille. Mais il ne faut pas créer une autre tragédie, dit-il : «Ces cinq policiers sont innocents. Il ne faut pas les transformer en victimes. Le CCID doit mener une enquête approfondie dans l’intérêt de toutes les parties concernées afin de faire éclater la vérité.»

 

Les cinq officiers de la CID nient les accusations de brutalités

 

Ils font face à une charge provisoire de torture by public official, mais nient les faits allégués. Le sergent Persand et les constables Laboudeuse, Gaiqui, Numa et Ragoo, tous affectés à la CID de Rivière-Noire, ont été arrêtés le 3 mars suite au décès d’Iqbal Toofanny alors que ce dernier se trouvait sous leur responsabilité. Suite à leur comparution en cour, ils ont obtenu la liberté conditionnelle après avoir fourni une caution de Rs 9 000 et signé une reconnaissance de dette de Rs 50 000.

 

Dans leurs dépositions, les cinq policiers affirment qu’ils n’ont pas brutalisé Iqbal Toofanny après son arrestation dans la nuit de dimanche à lundi dernier.

 

Tout commence vers minuit quand deux officiers de l’Emergency Response Service (ERS) arrêtent la voiture d’Iqbal Toofanny pour une vérification de routine. Ils constatent alors que le numéro d’immatriculation inscrit sur le horsepower diffère de celui présent sur une vignette collée sur le pare-brise. Ils fouillent la voiture et retrouvent plusieurs objets : une scie, une lampe de poche, une corde et une clé universelle pouvant faire démarrer n’importe quelle voiture. D’autres choses sont aussi retrouvées dans un sac poubelle placé sous le siège du conducteur : un tournevis, une pince et trois cellulaires. Interrogé sur place, Iqbal ne peut justifier la présence de ces objets. Il est alors conduit au poste de police de Rivière-Noire où il est confié à la CID vers 3 heures.

 

«Je ne suis pas un voleur»

 

Le constable Laboudeuse, qui est de garde dans les locaux de la CID de Rivière-Noire, appelle son supérieur, le sergent Persand, pour l’en informer. Puis, à la demande de ce dernier, le policier sollicite la présence d’autres membres de l’équipe sur place. Les enquêteurs, qui travaillent sur plusieurs cas de vol de voitures dans la région, pensent tenir une piste en la personne d’Iqbal Toofanny. Quand tous arrivent au bureau vers 3h30, l’interrogatoire du suspect commence, mais il n’arrive toujours pas à expliquer ce qu’il faisait à Rivière-Noire à cette heure tardive. Il précise toutefois qu’il «n’est pas un voleur» et raconte qu’il s’est arrêté à Rivière-Noire parce qu’il avait un besoin pressant. Mais que des gens l’ont alors pris pour un voleur et l’ont tabassé avant qu’il ne reprenne la route et ne soit arrêté par les policiers de l’ERS.

 

Dans sa déposition, le sergent Persand souligne que le Diary Book du poste de police de Rivière-Noire fait état de cette déclaration. Mais lorsque les policiers lui auraient proposé de l’emmener à l’hôpital pour y recevoir des soins, l’homme aurait refusé. Par contre, il conduit les policiers à Rose-Hill chez un présumé voleur de voitures. L’équipe du sergent Persand fouille le garage de celui-ci vers 6h30, munie d’un mandat de perquisition signé par l’ASP Hector Tuyau. Rien de compromettant n’est retrouvé et les papiers de la voiture sont en règle.

 

L’équipe décide de faire une halte au District Headquarters à Rose-Hill pour consulter ses chefs hiérarchiques, les ASP Frichot et Tuyau, sur la marche à suivre. Ces derniers conseillent au sergent Persand de loger une charge provisoire de rogue & vagabond contre Iqbal Toofanny. Plus tard dans la matinée, alors que les policiers s’apprêtent à emmener le suspect au tribunal de Bambous, celui-ci se plaint de douleurs au ventre. Il explique à l’ASP Tuyau, présent sur place, qu’il a été tabassé la veille au soir par des personnes qui l’avaient pris pour un voleur. Emmené à l’hôpital de Candos, il meurt vers 10h50

 

Plusieurs ecchymoses

 

Lors de l’autopsie, les Dr Gungadin et Gujjalu constatent que le défunt a des ecchymoses sur le dos, le postérieur et la jambe gauche. L’enquête, confiée au Central Criminal Investigation Department, devra déterminer comment Iqbal Toofanny a eu ces ecchymoses et qui lui a infligé des coups. Les limiers seraient en présence d’une lettre anonyme à cet effet. Il y est fait mention des problèmes que le défunt aurait eus avec d’autres policiers avant d’être pris en charge par la CID de Rivière-Noire. Certains dans le giron policier se demandent pourquoi les policiers de l’ERS qui l’ont arrêté ou ceux de la station de Rivière-Noire n’ont pas été inquiétés alors que le suspect a été arrêté vers minuit et remis à la CID à 3 heures seulement. Mario Nobin, commissaire de police par intérim, se veut rassurant : «Il n’y aura pas de cover up.»

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