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7 juin 2022 19:46
L’apparition des nombreuses vidéos de détenus torturés par des policiers est venue raviver beaucoup de mauvais souvenirs chez les membres de la famille Dookit. Près de trois mois après le décès d’Aniketh, 26 ans, l’enquête sur les circonstances de sa mort et suivant la plainte de la famille qui accuse la police de l’avoir brutalisé, n’a toujours pas porté de fruit. «Ces vidéos nous ont fait nous poser davantage de questions sur ce qui lui est arrivé en détention. Il s’agit là de preuves de ce que des policiers font subir aux détenus. Nous avions porté plainte pour brutalités policières mais ne détenons pas de preuves. Nous avons l’impression que l’enquête ne progresse pas», se désole Dilipkumar, le père de la victime. Toutefois, l’apparition de ces vidéos, dit-il, leur donne, à lui et sa famille, de l’espoir et du courage. «Cela nous donne envie de nous battre pour que justice soit faite.»
Le jeune homme avait été arrêté le 14 mars. Cet habitant de Petite-Rivière était recherché depuis le 8 février dans le cadre d’une affaire de vol de violettes. Interpellé à son domicile, il avait été conduit au poste de police de la localité pour son interrogatoire. Il avait clamé son innocence mais avait été positivement identifié par le plaignant et donc, arrêté. La liberté conditionnelle ne lui ayant pas été accordée, il était prévu qu’il soit placé en détention après sa comparution devant le tribunal de Bambous.
Cependant, en route, il aurait tenté de s’enfuir en sautant du véhicule de la police en marche, se blessant grièvement à la tête. Ensuite, il a été conduit au centre de santé de Petite-Rivière, puis au poste de police, avant d’être transféré à l’hôpital Jeetoo, où il a succombé, quelques jours plus tard, à une fracture du crâne et une hémorragie intracrânienne.
La plainte des proches d’Aniketh Dookhit pour brutalités policières relève du fait que la victime portait d’autres blessures sur le corps. «Ti ena disan kaye. Il avait des blessures aux reins, aux jambes, aux parties intimes. Il était recouvert de bleus. Kot so pwanye, ti ena mark. Pa kapav enn dimounn inn tonbe inn gagn tousala. Ti enn masak. Zot mem kone ki zot inn fer ar li», avaient alors avancé ses proches. «Tou dimounn ki finn gagn trape avek bann lapolis Ti-Rivier dir ki bann-la bate. Boukou dimounn dan landrwa finn pas ladan», allègue son cousin Yogesh Dookit. D’ailleurs, la victime s’était déjà plainte de violences policières qu’elle aurait subies lors de son arrestation dans le passé.
D’après son cousin, «il est clair qu’on cherche à étouffer cette affaire». Ayant lui aussi eu des démêlés avec la justice il y a plusieurs années, lorsqu’il était suspecté du meurtre de Nadine Dantier, il garde encore de terribles souvenirs des 11 jours qu’il a passés en détention. «Mo ti gagn kout pwin ek kalot avan mem ki mo kone pou ki rezon ti pe aret mwa. On m’avait déshabillé, forcé à m’asseoir sur un bloc de glace. Je sais de quoi la police est capable pour vous faire avouer des crimes que vous n’avez pas commis.»
Yogesh Dookit souhaite aujourd’hui que les autorités passent à l’action afin de mettre de l’ordre au sein de la force policière. «Nous avons désormais beaucoup plus de courage pour aller de l’avant», lance-t-il, avec l’espoir que justice sera faite pour son cousin.
Son cœur d’épouse et de mère est toujours rongé par le chagrin, même si deux années se sont écoulées depuis. «Ces vidéos ont réveillé des mauvais souvenirs que mes aînés et moi essayons d’enterrer. Les questionnements aussi. Comment peut-on traiter des humains comme soi de cette manière ? Caël était très brun et ses bleus étaient apparents, donc on se dit qu’il a été extrêmement torturé ! Quand je vois ces vidéos qui circulent, ce sont déjà des atrocités abominables, imaginez maintenant, dans le cas de Caël, ce que cela a pu être pour qu’il en décède !» lâche avec véhémence Chana, la femme de Caël Permes.
Elle est toujours, dit-elle, dans le flou concernant le décès de son époux dans des circonstances troublantes en mai 2020, alors qu’il était en prison. «Ce n’est pas évident de prendre en charge ses enfants seule et encore moins de devoir expliquer à un enfant de 6 ans qu’il ne reverra pas son père alors qu’il ne cesse de le réclamer. Ces vidéos sont un espoir que justice sera enfin faite pour toutes ces familles dont un membre est passé par ces atrocités. Mais j’appréhende aussi que Caeliano, 6 ans, et Caelina, 2 ans, tombent sur ces vidéos en grandissant et souffrent en découvrant qu’il n’y a pas eu de justice pour leur père mais aussi dans quelles circonstances il est décédé», confie Chana Permes, la voix empreinte d’émotions.
Deux ans se sont envolés et, selon elle, l’enquête entourant la mort de son époux est toujours au point mort, même si plusieurs gardes-chiourmes ont été arrêtés et des détenus interrogés dans le cadre de l’enquête. «Rien n’a changé et personne n’est venu s’enquérir de notre situation après ce drame. Je ne veux pas d’argent mais que justice soit faite. Si quelqu’un est trouvé coupable d’un délit et se retrouve en prison, il paye déjà sa peine, donc de quel droit ces officiers viennent-ils lui ôter la vie ou le torturer ? On dirait même que c’est un plaisir pour ces bourreaux. Ces vidéos me font mal, d’autant qu’elles me font bien prendre conscience ki mwa mo enn ti dimounn ek ki la lwa dan zot lame. Je ne peux rien faire pour faire avancer l’enquête, pour que justice soit rendue à mon mari», pleure cette veuve.
Pour rappel, le 5 mai 2020, le détenu Caël Permes, 29 ans, a été retrouvé mort dans la Special Protection Cell no 1 au bloc administratif de La Bastille, quelques heures seulement après son transfert dans cet établissement pénitencier en provenance de la prison de Beau-Bassin. Le rapport d’autopsie indique qu’il a succombé à un «hemorrhagic shock following multiple injuries». «Jusqu’à présent, nous ne savons toujours pas qui a signé l’ordre de transfert de Caël mais aussi où sont passés ses vêtements. J’espère que justice sera faite pour toutes ces victimes.»
Les images des vidéos de torture ayant circulé durant la semaine écoulée ont choqué bon nombre de Mauriciens. Pour ceux qui sont déjà passés par là, à l’instar des frères Billy et Ricardo Samrandine il y a deux ans, c’est encore pire car cela leur rappelle les violences qu’ils ont subies. Lors du premier confinement, leur arrestation avait eu lieu dans des conditions brutales à Cité Vallijee, à en croire les images qui avaient circulé sur les réseaux sociaux à l’époque. Battus à coups de matraques par près d’une vingtaine de policiers à leur domicile parce qu’ils n’auraient pas respecté le couvre-feu et auraient endommagé un véhicule de police, ils avaient également été brutalisés et torturés – notamment avec des décharges électriques –, provoquant l’indignation des internautes.
Deux ans après les faits, Billy et Ricardo Samrandine ont gardé des séquelles émotionnelles et physiques des violences subies. «Mo nepli ena lafors. Zot inn fini mo lekor net. Zot inn kas mo lame. Je gagnais ma vie comme maçon mais je ne suis plus en mesure de travailler comme avant», avance Billy. Les vidéos en circulation sont loin de le laisser indifférent :«Se enn bon zafer ki bann lezot video pe sirkile pou ki dimounn trouve ki pe pase. Zot inn trouve ki sa pe kontinye. Depuis que nous avons été libérés, nous subissons des représailles. La police nous menace constamment de nous emprisonner à nouveau. Nous vivons dans la crainte. Lors de notre comparution en cour, ils ont même objecté à ce que nous retournions dans notre localité, près de notre famille.»
Cette expérience traumatisante semble avoir davantage affecté Ricardo Samrandine qui avoue être tombé dans l’enfer de la drogue. «Telman tousala inn fatig mo latet, monn rant dan ladrog. Tout l’argent que je gagne, je l’utilise pour me droguer, pour oublier ce que j’ai subi. Mo nepli mem ena mwayin pou okip mo zanfan. Ou krwar mo kontan ki tousala inn rann mwa koumsa ?» Tourmenté, en colère, il repasse en boucle les images de cette journée fatidique dans sa tête. «Zot inn bat mwa, zot inn pil lor mo latet. J’ai reçu des décharges électriques sur tout le corps, notamment dans les parties intimes. Tout le monde a vu les images de notre agression mais les policiers n’ont pas reçu de correction pour autant. Mo pa krwar ki sa bann lezot video-la pou sanz kitsoz. Li pa pou fer okenn diferans. Je suis dégoûté.»
Dans cette affaire impliquant une vingtaine de policiers, un seul policier a été arrêté sous une accusation provisoire de torture, alors que ses collègues ont été seulement interrogés. L’homme de loi des frères Samrandine, Me Erickson Mooneeapillay, également directeur de Dis-Moi, organisation non gouvernementale militant pour le respect des Droits humains, a réclamé Rs 25 millions de dommages à l’État.
Textes : Elodie Dalloo et Valérie Dorasawmy
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