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15 septembre 2015 02:00
Que vous inspirent les derniers incidents dans des lieux
de culte du pays ?
Toute société multiethnique et multiconfessionnelle est de par sa nature fragile. Il suffit d’une étincelle, dit-on, pour provoquer un incendie. De même, un acte irréfléchi peut souvent entraîner tout un pays dans une tourmente inattendue. C’est pourquoi une telle société demande une vigilance constante et permanente de tout un chacun. Je le dis depuis toujours.
Ces actes ont par la suite enchaîné sur une série d’autres événements, notamment des commentaires racistes sur les réseaux sociaux. Qu’en pensez-vous ?
Le premier acte irréfléchi ou délibéré est grave et condamnable, car nous tenons en horreur la profanation de tout lieu de culte que nous avons toujours appris à respecter. Les réactions à l’acte original sont toutefois plus graves et devraient faire l’objet de condamnations encore plus sévères. Répondre du tac au tac aurait pu, dans le cas qui nous concerne, provoquer une conflagration à travers le pays. On dirait qu’il y a maintenant chez nous des pyromanes à l’affût du moindre indice ou signal pour donner libre cours à leur impulsion morbide. Ces réactions maladives doivent nous inquiéter, car elles dénotent des failles dans la transmission des valeurs que nous partageons tous en tant que Mauriciens respectueux de la culture et de la religion de l’autre. Les propos racistes sur les réseaux sociaux ne peuvent provenir que des personnes bien instruites peut-être, mais de toute évidence mal éduquée. Là encore, nous constatons hélas l’érosion de notre système de valeurs. L’éducation n’aura, semble-t-il, pas réussi à exorciser complètement, chez certains, le démon communal et les tendances qui s’apparentent à la xénophobie.
Faut-il vraiment s’inquiéter de ces incidents ?
Bien sûr et il ne faut surtout pas les prendre à la légère. Nous avons là, une fois de plus, l’expression révélatrice des symptômes d’une société malade. Même si nous devons exprimer notre appréciation et notre satisfaction de la manière dont le Premier ministre, en particulier, a réagi, avec célérité et fermeté, pour tuer dans l’œuf toute velléité de provocations, qui aurait abouti à des confrontations communales ou religieuses, il n’en demeure pas moins vrai que nous devons sans plus tarder profiter de la réforme de l’éducation pour nous donner les moyens de transmettre à nos enfants et à nos jeunes non seulement le savoir, mais aussi et surtout, avec le savoir-faire et le savoir-être, le savoir-vivre en communauté. Par ailleurs, chaque quartier et chaque village devraient sans tarder se doter d’un conseil des sages afin de prévenir ces types d’incidents ou toute détérioration des relations entre les différentes communautés.
Comment faut-il réagir face à cette vague de violence qui menace de submerger le pays ?
Tout laisse croire que le pire est derrière nous et que les risques d’une vague de violence sont aujourd’hui très minimes. Une intervention au moment opportun du Premier ministre, une initiative présidentielle judicieuse auprès du conseil des religions, une mobilisation des forces vives dans les régions concernées, des réactions salutaires des internautes et le rôle responsable joué par la presse et les médias en général ont permis de désamorcer la bombe. Les forces de l’ordre devraient dorénavant faire montre d’impartialité et de plus de fermeté afin, d’une part, de rassurer les citoyens et, de l’autre, de décourager les éventuels fauteurs de trouble. Des sanctions exemplaires doivent être appliquées à tous ceux coupables de profanation des lieux de culte et d’incitation à la haine raciale en public ou sur des réseaux sociaux.
Est-ce normal que de tels incidents continuent, en 2015, à bouleverser la quiétude du pays ?
Ce n’est pas normal que se produisent de tels incidents chez nous, mais il ne faut jamais exclure les risques des actes isolés gratuits et irrationnels venant de quelques écervelés, inconscients ou pyromanes. Toutefois, il importe de savoir comment réagir à ces actes. Devons-nous attiser les braises ou, au contraire, réagir immédiatement, j’allais dire spontanément, pour circonscrire et maîtriser l’incendie ?
Le savoir-vivre ensemble est-il en péril ?
Ce savoir-vivre ensemble ou en communauté s’apprend et se cultive, au sein de la famille, à l’école. Il a toujours fait partie de notre système de valeurs, mais nous constatons malheureusement et, pour diverses raisons, l’érosion de certaines de nos valeurs, dont le savoir-vivre ensemble. Et il est de notre devoir et de notre intérêt d’y mettre un frein et d’accorder une attention prioritaire à la transmission de toutes les valeurs essentielles qui ont toujours caractérisé l’Homme mauricien et fait la particularité de l’espèce mauricienne.
Le chef du gouvernement a mis en garde ceux qui veulent «déstabiliser le gouvernement». Que pensez-vous de cette déclaration et de la thèse de complot politique qu’il associe à ces incidents ?
Je n’ai pas, bien entendu, toutes les informations dont dispose le chef du gouvernement pour associer ces incidents à un complot politique. Pour moi, c’est l’œuvre de deux inconscients qui ont agi sous l’effet de l’alcool ou d’une quelconque drogue qui a provoqué une série de dérapages qui auraient pu mettre le pays à feu et à sang. Il n’est toutefois pas exclu que des agents politiques déguisés en francs-tireurs aient saisi l’occasion pour jeter de l’huile sur le feu.
Qu’en est-il de la menace d’état d’urgence qu’a brandie le Premier ministre ? Quel est votre avis sur le sujet ?
C’est le style hyperbolique typique d’Anerood Jugnauth ! Il a toujours joué sur le registre de l’exagération ou de la menace pour faire le point sur des questions qui relèvent du law and order dès qu’il lui paraissait qu’une situation donnée comportait des risques de dérapages. Souvenez-vous de ses expressions «coupe la main, coupe la langue» ou sa menace d’avoir recours à la peine de mort pour tel ou tel délit. SAJ est suffisamment rompu à l’exercice du pouvoir pour décider si une situation donnée nécessite ou non le recours à l’état d’urgence. On peut lui en faire confiance !
«Ceux qui postent des photos et des commentaires incendiaires sont prévenus. Ils seront déférés devant la justice», a déclaré le Premier ministre par rapport aux dérapages sur les réseaux sociaux. Est-ce le bon moyen, selon vous, pour éviter ce genre d’incidents ?
Sur cette question, je partage l’avis du Premier ministre. Très souvent, sous le couvert de l’anonymat, des internautes postent des clips de nature pornographique sur des sites accessibles aux enfants, ce qui est totalement inacceptable. D’autres se servent d’un langage ordurier ou tiennent des propos racistes et haineux, qui ont le potentiel de mettre en péril la paix et la sécurité dans le pays. On doit rappeler à ceux qui pourraient évoquer le droit à la liberté d’expression que ce droit s’exerce avec circonspection et comporte, en même temps, des devoirs. Cela dit, je pense qu’il incombe aux autorités – l’IBA, par exemple – d’assurer la formation des jeunes à l’utilisation judicieuse des réseaux sociaux et de leur faire prendre conscience du tort que de tels comportements irresponsables pourraient causer à la société. Il faut, en parallèle, mener campagne auprès de la population pour qu’elle sache qu’en cas de dérapage sur les réseaux sociaux, elle court le risque d’avoir à faire face à la justice avec, dans certains cas, des peines sévères, allant jusqu’à l’emprisonnement.
En 1999, alors que vous étiez président de la République, vous aviez joué un rôle important lors des émeutes à caractère communal. Avec le recul, que retenez-vous de ce triste épisode dans l’histoire de notre pays ?
Je pense que ces émeutes nous ont d’abord fait prendre conscience de la fragilité de notre tissu social. Elles nous auront aussi permis de réaliser que toute violence déclenchée dans un pays comme le nôtre comporte des risques de dérapages sur le plan ethnique et peut aboutir à des bagarres communales, de type 1968. Par ailleurs, je suis triste de constater que bon nombre de facteurs à la base de ces émeutes, dont l’exclusion et la discrimination perçue ou réelle par une frange importante de la population, ont tout simplement été swept under the carpet et n’ont pas reçu l’attention qu’ils méritaient. Même s’il est vrai qu’une Commission Justice et Vérité fut instituée dans le sillage de ces émeutes, il est non moins vrai que ses recommandations majeures sont restées jusqu’ici lettres mortes.
Bio express: Cassam Uteem, politicien (né le 22 mars 1941), a été président de la République du 30 juin 1992 au 15 février 2002. Le 15 février 2002, il a démissionné de ses fonctions, après avoir refusé de signer un projet de loi antiterroriste controversée, à savoir le Prevention of Terrorism Act.
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