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Clash entre le CP et le DPP : entre «désordre institutionnel» et «crise malsaine»

3 juillet 2023

Les tensions s'accentuent entre le DPP et le CP.

Ce qui s’est passé cette semaine

 

Trois événements. Le premier a eu lieu le 27 juin au tribunal de Mahébourg, au moment où la cour devait se prononcer sur la remise en liberté conditionnelle d’Akil Bissessur, de son frère Avinash, et de sa compagne Doomila Moheeputh. Ces derniers avaient été arrêtés le 20 juin dernier par la Special Striking Team (SST) après la découverte de plus de 1 000 comprimés suspectés d’être de l’ecstasy lors d’une opération de controlled delivery  à Sodnac.

 

Au tribunal, les avocats de la défense ont, ainsi, présenté la motion de remise en liberté conditionnelle, une demande à laquelle le bureau du Directeur des poursuites publiques (DPP) n’a pas objecté. Une décision pas au goût du représentant du Commissaire de police, le surintendant Gangadin, qui qualifie cette décision de «volte-face» de la part du DPP. Le ton est monté, donnant lieu à une scène inédite entre les deux parties.

 

Le lendemain, autre rebondissement cette fois dans l’affaire de cuivre de Mauritius Telecom. Sherry Singh et son épouse se trouvaient en cour pour la motion de radiation des charges provisoires de complot. Contre toute attente, la police a, alors, informé la cour qu’elle n’aura pas recours aux avocats du bureau du DPP et qu’elle a retenu les services d’un homme de loi privé, Me Ammar Oozeer, pour la représenter. S’en est suivi un débat entre le représentant du bureau du DPP qui a expliqué que selon l’article 72 (3) b de la constitution, le DPP doit d’abord accorder la permission à l’avocat du privé. Argument réfuté par ce dernier qui, brandissant l’article 84 (1) de la constitution, s’est demandé si l’avis du DPP doit obligatoirement être pris en considération dans une enquête en cours. Me Ammar Oozeer a, ensuite, demandé à ce que le cas soit référé à la Cour suprême pour l’interprétation de la constitution. Le ruling de la magistrate Nitisha Seebaluck est attendu le 18 juillet.

 

En dernier lieu, Anil Kumar Dip, par le biais de l’avouée, Shamila Sonah Ori, a saisi la Cour suprême le jeudi 29 juin pour contester la décision du tribunal de Mahébourg de relâcher sous caution les frères Bissessur et Doomila Moheeputh. L’affaire sera appelée 10 juillet 2023 devant la Cheffe juge, Bibi Rehana Mungly-Gulbul qui devra aussi ce jour-là se prononcer sur l’autre motion du CP qui conteste aussi la libération de Bruneau Laurette.

 


 

Un conflit qui bouleverse l’équilibre institutionnel ?

 

Les avocats Dev Ramano et Parvez Dookhy sont unanimes sur un point : les rôles du Commissaire de police et du Directeur des poursuites publiques (DPP) sont clairement définis par la loi et ne sont en aucun cas sujets à des amalgames. Ce qu’il faut comprendre, explique l’avocat Dev Ramano, c’est que la cour de justice est composée de trois éléments. «Il a un caractère tricipital, c’est-à-dire à trois têtes. D’abord, le DPP, qui est constitué d’avocats et d’avoués concernés par la poursuite dans le domaine judiciaire. Ensuite, la police qui enquête et qui est chargé de l’ordre et de la paix et finalement la cour de justice qui juge. Il faut que ces trois corps puissent fonctionner de manière correcte dans l’intérêt de la démocratie et de la bonne administration de la justice.»

 

Pour le juriste, en agissant ainsi, le CP empiète clairement sur les platebandes du DPP. «La section 72 de la Constitution donne au DPP, à tout son personnel et à l’institution sous son égide, la prérogative de la poursuite. Il peut instruire les affaires criminelles, poursuivre, discontinuer les affaires ou arrêter les procédures. Si un membre du privé ou du monde civil entame une private prosecution, selon la loi, le DPP peut prendre le relais, continuer ou arrêter l’affaire. C’est lui et lui seul qui a ce pouvoir discrétionnaire. La police, elle, dit-il, ne possède en aucun cas ce pouvoir. «Elle enquête et envoie ses conclusions au DPP et lui demande la directive pour poursuivre l’affaire lorsque le prosécuteur est un policier. Et s’il y a un manquement au niveau de l’enquête, le DPP retourne le dossier pas pour une poursuite de la part de la police, mais pour que celle-ci approfondisse l’enquête.»

 

Le fait que le CP fasse appel à un avocat du privé n’est pas non plus bon signe. Si cela s’est produit dans le passé, explique-t-il, cela a toujours été dans le cadre des cas civils. «C’était des cas à caractère privé alors que là, il s’agit de procédés à caractère public.» Pour Me Dev Ramano, ce qui se passe, actuellement, entre ces deux piliers de notre pays s’apparente à une «crise des institutions malsaine» qui va «à l’encontre de la bonne administration de notre justice».

 

Me Parvez Dookhy, avocat constitutionnel, abonde dans ce sens. Pour lui, le CP n’est que le chef de la police. «La police, traditionnellement et historiquement, est l’organe d’enquête. Elle est chargée de constater les infractions à la loi, rechercher leurs auteurs et réunir les éléments de preuves nécessaires à la manifestation de la vérité. Les fonctions de la police ne sont pas définies constitutionnellement. La police n’est pas et ne peut pas être l’organe de poursuite. Ce n’est pas à elle de soutenir l’accusation de quelque manière que ce soit. L’organe de poursuite, c’est le DPP qui ne peut pas être spectateur de l’action de l’accusation incarnée par une autre autorité.»

 

Puisque le rôle de la police s’arrête à l’enquête, c’est donc au DPP de juger s’il y a oui ou non matière à poursuite. «Il soutient juridiquement, si l’affaire est renvoyée devant la justice, l’accusation, ou y met fin et oriente la justice sur la sanction la plus appropriée éventuellement. Ce sont principalement les pouvoirs et missions du DPP qui représentent la société. C’est ce qui lui donne le pouvoir d’appréciation, de l’opportunité des poursuites et du droit de demander une sanction, qu’il estime la plus adéquate, au juge. Aussi, c’est ce qui fait qu’il n’a pas de compte à rendre (article 72-6 de la Constitution) à quiconque. Il est en soi l’avocat de la société, elle qui est victime lorsqu’une infraction est commise.»

 

Pour lui, ce qui se passe actuellement démontre, clairement, que la police outrepasse son rôle. «Nous sommes dans un désordre institutionnel. Chaque autorité constitutionnelle doit connaître et assumer son rôle et ses responsabilités. Je pense que le DPP doit demander au magistrat d’exclure la police des débats comme partie au procès, car la police n’est que témoin dans les procès. Les parties, ce sont la défense et la poursuite.» Selon Parvez Dookhy, nous faisons actuellement face à deux crises : «l’une c’est lorsque l’autorité concernée n’exerce pas la plénitude de ses compétences, par exemple le président de la République, et l’autre, c›est lorsque l’autorité outrepasse ses compétences. C’est le cas de la police actuellement. Le conflit démontre que nous sommes loin d’être une vraie République, où chacun joue sa partition seulement.»

 

Une première confrontation pas si lointaine

 

«Evil Precedent». Le terme tout comme le move d’Anil Kumar Dip avaient surpris autant qu’ils avaient interpellé. Première manche dans le clash l’opposant au DPP, il avait sorti un communiqué au lendemain de la libération de Bruneau Laurette, affirmant que la décision de Me  Rashid Ahmine de ne pas objecter à la remise en liberté conditionnelle de l’activiste vient créer un «evil precedent». Pour rappel, la décision d’accorder la liberté conditionnelle à l’activiste était tombée en cour de Moka le 26 février dernier. Bruneau Laurette fait alors face à deux accusations provisoires soit trafic de drogue et possession d’arme à feu après avoir été arrêté le 4 novembre dernier à Petit-Verger suivant la découverte de 40 kilos de hashish dans le coffre de sa voiture et d’une arme à feu à son domicile. La décision du CP d’agir de la sorte avait fait sourciller plus d’un au sein de la profession légale qui s’inquiétaient déjà alors du respect de nos institutions et de la Constitution.

 

Pravind Jugnauth : «Je ne vois pas où est le problème»

 

Anil Kumar Dip a tout le soutien du PM dans sa démarche. Pravind Jugnauth, qui assistait au lancement de la construction de 224 logements sociaux à La Brasserie, le jeudi 29 juin, estime qu’il n’y ait pas de problème à ce que le CP retienne les services d’un avocat du privé. «Je ne vois pas où est le problème. Dans le passé, il y a eu des cas, sous d’autres gouvernements aussi. Le CP ne se passe pas des services du bureau du DPP, mais dans cette situation, il a décidé de prendre un avocat du privé.» Pour le PM, ces deux institutions doivent pouvoir travailler ensemble. «Il n’y a rien d’anormal. Il n’y a aucune loi qui l’empêche de le faire. J’espère qu’il y aura une collaboration entre ces deux institutions, toutes deux régies par la Constitution, avec chacune son indépendance. J’espère qu’ils vont travailler ensemble pour arrêter des trafiquants de drogue et des corrompus.»

 

Textes : Amy Kamanah-Murday

 


 

Avinash Teeluck : «Juste une divergence dans l’approche»

 

Il a voulu mettre les points sur les i. A sa façon à lui et avec son raisonnement. Le ministre de la Culture, Avinash Teeluck s’est exprimé lors de la conférence de presse du MSM, le samedi 1er juillet. Il a rappelé le combat acharné du Premier ministre et du gouvernement contre le trafic de drogue et a dit qu’il était «malheureux» que «sertenn dimounn mett bann kal dan la rou» malgré tous les efforts de la police : «Zot pe donn enn sipor direk ou indirek a seki angaze dan sa trafik-la. Par zot aksion zot pe amenn enn dekourazman dan lafors polisier.» Pour illustrer ses propos, il a évoqué le cas d’Akil Bissessur : le souhait de la police de le garder en détention et les actions contraires du DPP. Néanmoins, suite aux questions des journalistes, il a mieux nuancé son allocution : «Chaque institution a son mandat, sa responsabilité. Il ne faut pas décourager la police. La lutte contre la drogue est un travail très sérieux (…) Il n’y aucune cassure entre le DPP et le Commissaire de police, il n’y a pas de hache de guerre qui a été déterrée. Chacun fait son travail et, visiblement, chacun a son interprétation dans le cas précis. Il y a juste une divergence dans l’approche. Ils ont tout le temps travaillé en collaboration et ils vont continuer à le faire. Il ne faut pas opter pour des qualificatifs démesurés.»

 

Yvonne Stephen

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