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7 juin 2021 02:18
D’abord, la mélodie funéraire. Elle se devine, puis s’entend plus clairement. Le premier claquement des cymbales fait taire la foule qui s’est massée derrière les barricades de la police. Le silence emplit l’espace ; il n’y a plus de circulation, tous les regards et tous les cœurs sont tournés vers ce qui va arriver.
L’accès à la route de La Caverne, là où se trouve la résidence de sir Anerood Jugnauth, étant interdit, même pour les journalistes, le convoi qui approche apporte, tout d’abord, une expérience auditive. Puissante, intense. Pour les premières images, il faudra encore patienter quelques secondes. Puis, elles sont là : le police band qui avance au pas et en musique. Puis, on peut deviner derrière, la procession des membres de la Special Mobile Force. Le convoi se rapproche et on aperçoit, en hauteur d’abord, le lit funéraire, à travers sa profusion de fleurs, porté par les soldats. Et, enfin, Pravind Jugnauth, tout de blanc vêtu, qui suit la dépouille de son père, le visage fermé, pris dans ses émotions.
Ce moment à la pesanteur des au revoirs. Comme le ciel qui s’est alourdi. Une légère brise fraîche fait souffleter les feuilles des arbres. Quelques gouttes de pluie éveillent le parfum du grand jamalacquier qui s’impose près de la rivière de la route principale de La Caverne, à Vacoas. Mais cet instant qui semble figé dans le temps ne dure pas. L’action reprend très vite : alors que le convoi s’arrête sur la route principale, ceux et celles qui se sont déplacés/ées envoient des fleurs, sortent leur mobile pour fixer le moment. La police a du mal à contenir le mouvement. Voir une dernière fois le visage de sir Anerood Jugnauth semble être un besoin. Mais l’ancien Premier ministre est drapé dans un quadricolore. Il ne restera donc que l’émotion de savoir qu’il est là…
C’est pour cela que Marie-Josée Nanena s’est déplacée de Cité L’Oiseau, Floréal, en ce samedi 5 juin. Elle voulait porter sa tristesse au plus près de cet homme qu’elle a toujours admiré : «J’ai beaucoup de chagrin. C’est une grande perte pour le pays.» Plus tôt, ce jour-là, elle nous racontait son lien avec SAJ, alors qu’elle patientait avec de nombreuses autres personnes, parlant du déjeuner, de la Covid-19, du froid… Même si elle n’avait jamais rencontré l’ancien Premier ministre, il a toujours eu une place spéciale dans sa vie : «Je suis veuve et j’ai un fils handicapé. C’est grâce aux mesures sociales qu’il a mises en place que je peux m’en sortir. Nous lui devons beaucoup, nous, les Mauriciens.»
David Manikum, un habitant de Vacoas, voulait aussi être présent : «C’est normal pour moi d’être là. C’est important même.» SAJ l’a marqué, il y a bien des années : «En 85, nous avons pris le même avion et il m’a parlé. Mo mem monn soke ki enn Premie minis pe koz ar mwa koumsa. Il évoluait en toute simplicité.» C’est ce que retient également Jeanine Baumgatner, ancienne Vacoassienne, aujourd’hui habitante de Beau-Bassin. Elle est venue tôt parce que c’était pour elle une nécessité de rendre hommage à sir Anerood : «J’avais envie d’être là pour lui dire un dernier au revoir.» Le besoin d’honorer cet homme qui a marqué l’histoire de Maurice a guidé ses pas.
Alors, elle regarde, avec beaucoup d’émotion, le convoi mortuaire prendre la route du dernier voyage de SAJ à travers cette île qu’il a tant aimée… Alors que la circulation normale reprend son cours, les gens se dispersent. Les barrières sont enlevées. À la résidence des Jugnauth, nous trouvons porte close, Lady Sarojini et Kobita Jugnauth sont prises par «bann ritiel», nous dit-on.
De retour sur la route principale de Vacoas, la vie a repris son cours. Un tube, «Ena Zalou», de Blakkayo, s’échappe avec force d’une petite boutique. Au milieu de la route, les fleurs qui sont tombées du lit funéraire et celles envoyées sur le convoi, comme un dernier hommage, par certaines personnes présentes, se fanent sous les roues des automobilistes qui vont et viennent dans un brouhaha peu mélodieux. Mais leurs couleurs sont encore vives… Comme les souvenirs de cette journée.
Yvonne Stephen
L'émotion était à son comble quand lady Sarojini a dit au revoir, en larmes, au pilier de la famille au moment où le convoi mortuaire a quitté le domicile familial à La Caverne ce samedi 5 juin. La nièce de lady Jugnauth, Rita Venkatasawmy, a vécu cette étape douloureuse à ses côtés. «C'était un moment très difficile», nous confie-t-elle. Cette séparation, estiment beaucoup, sera difficile pour l'épouse de l'ancien Premier ministre. Anwar Oomar, conseiller municipal à Port-Louis, confirme le fort lien qui existait dans le couple. «J'allais souvent chez les Jugnauth et autour d'un thé, j'ai beaucoup appris de SAJ. Bien évidemment, lady n’était jamais loin. Les valeurs familiales et la fibre sociale et politique faisaient partie de sir Anerood et il m'a transmis tout cela», nous déclare, pour sa part, Anwar Oomar qui décrit SAJ comme son parrain. Le Premier ministre Pravind Jugnauth n'a jamais caché non plus avoir beaucoup appris de son père. «C'est un homme droit qui a des valeurs», nous avait-il déclaré dans une ancienne édition en parlant de SAJ.
Christophe Karghoo
Le cortège funéraire passe. Et l’asphalte se teinte de couleurs inédites. Du jaune, du blanc, du grenat, du vert. Des pétales, des fleurs, des tiges… De La Caverne à Pamplemousses, en passant par Réduit, Cottage, Piton, Rivière-du-Rempart, les routes portent, partout, l’empreinte florale de ce départ. Elle vient du lit funéraire de SAJ mais aussi de ces fleurs envoyées par ceux et celles qui sont présents/es sur les bordures des routes, sur les fly-overs et sur les ronds-points pour rendre un dernier hommage à l’ancien Premier ministre. Ils sont nombreux, surtout dans le nord de l’île, en famille, seul/e, avec un quadricolore, un drapeau orange, une feuille, une fleur. Sans rien. Silencieux, parfois. Mais pas toujours. Avec un portable à la main pour capturer l’instant… ou pas. Des Mauriciens. Mais pas que. Sur le rond-point de Jin-Fei, un ressortissant chinois a étalé un drapeau de son pays à côté du quadricolore sur l’herbe, le temps que passe le cortège. Partout sur la route des fleurs, on découvre des panneaux à la mémoire de sir Anerood ; son visage souriant côtoie des «mercis» à foison. Il est une légende, un héros. Il est un homme aimé. À Rivière-du-Rempart, le fief de SAJ, c’est un village en ébullition qui accueille la dépouille, il y a de la musique, des prières, des hommages… et des routes bloquées.
Yvonne Stephen
Une étape incontournable. Le convoi mortuaire de SAJ ne pouvait pas ne pas passer près du Sun Trust, à la rue Edith Cavell, à Port-Louis. Il s’est ainsi arrêté durant quelques minutes devant le quartier général du MSM, parti que le tribun avait lui-même fondé, en route vers la dernière demeure de celui-ci en ce samedi 5 juin. Plusieurs sympathisants, ainsi que des membres du gouvernement, y avaient fait le déplacement pour rendre un dernier hommage à sir Anerood Jugnauth. Un portrait géant de lui y avait été installé, devant lequel de nombreuses personnes sont venues déposer des bouquets et des gerbes. D'autres citoyens ont aussi été aperçus avec des banderoles pour dire «enn gran merci» au grand homme politique.
Yudish Bhugbut, conseiller municipal de Vacoas-Phoenix, fait partie de ceux qui s’étaient déplacés. «Je suis avec le parti depuis 1987, j’ai connu SAJ depuis les élections partielles de 1989. J’ai toujours été fidèle au MSM. Aujourd’hui, nous perdons une personne d’exception. Se enn moniman ki finn ale. C’est une grande perte pour la nation. Je suis venu lui rendre un dernier hommage avec une grande tristesse», dit-il. Parmi la foule de sympathisants figurait aussi Sudesh Laldoosingh, vêtu symboliquement d’une chemise orange. «Je suis Anerood Jugnauth depuis 1983, lorsque le pays traversait de grandes difficultés financières. Se li tousel ki finn relev le pei.»
Sheela Curpen, responsable du secrétariat au Sun Trust, a tenu à être en première ligne. Celle qui a connu SAJ il y a 40 ans raconte avec émotion : «Il a été comme un père pour moi. Il a été un guide. C’était un homme humble et simple, avec beaucoup d’humanité.» D’une voix tremblante, elle revient sur son meilleur souvenir du défunt, soit quand il a plaidé la cause de Maurice sur le dossier des Chagos à la Cour internationale de Justice à La Haye. «Sa ti montre a kel pwin li ena leker pou so la fami sagosien. J’étais fière de lui. Cela m’avait beaucoup émue.»
Nishal Boojhawon, conseiller municipal et ex-adjoint maire de Beau-Bassin/Rose-Hill, était également au Sun Trust. «Je le suis depuis que j’ai 14 ans. À l’époque, je ne faisais pas encore de politique mais j’ai vécu la transition d’un gouvernement à un autre et la création du MSM. SAJ est un homme de parole, seki li dir li fer. Il a toujours été intransigeant. J’ai été témoin du boom économique qu’il a suscité lorsqu’il était à la tête du gouvernement. Ce qui m’a le plus marqué, c’est le changement drastique apporté à la gare de Rose-Hill une fois qu’il était au pouvoir. Tous les développements que nous avons faits aujourd’hui, nous le lui devons. C’est une grande perte pour Maurice. Je le remercie pour tous les développements qu’il a apportés à notre île et je suis heureux de voir son fils suivre ses pas.»
De nombreuses personnalités avaient fait le déplacement au quartier général du MSM, à l’instar de la PPS Teena Jutton et des ministres Kailesh Jagutpal et Joe Lesjongard. Selon ce dernier, c’est «une grande perte pour le pays. SAJ a su développer des relations étroites avec de grands pays tels que l’Inde, la Chine et plusieurs États africains, et cela nous a permis de nous faire une place. Nous lui devons l’île Maurice moderne.»
C’est à midi que le convoi mortuaire s’est arrêté devant le Sun Trust pour quelques minutes, le temps pour les sympathisants de déposer des bouquets sur la dépouille de SAJ ; un moment solennel et empreint d’émotion intense pour tous ceux qui l’admiraient. C’est ensuite sous un tonnerre d’applaudissements que le cortège a quitté les lieux.
Elodie Dalloo
Il est loin du regard mais très près du cœur. Il est 13h50 quand la dépouille de SAJ pénètre dans l’enceinte du Sir Seewoosagur Botanical Garden, à Pamplemousses. La foule massée derrière les barrières de la police ne peut qu’entrapercevoir les fleurs qui composent son lit funéraire. L’instant est bref. Fugace même. Mais c’est un de ceux qui marqueront à jamais Rishi Bisnatsing. Il est venu de Brisée-Verdière avec une bande d’amis du MSM. Il se devait d’être là, dit-il. «SAJ ti kouma enn papa pou mwa. Li la, mwa osi mo la. Personne ne pourra le remplacer», lance-t-il, ne cherchant même pas à retenir les larmes qui parlent d’un amour que lui seul connaît. Depuis jeudi, il vit en pointillé, incapable de reprendre son quotidien : «Je ne mange plus, je ne dors plus. Pa kone kouma me bann larm vinn tousel…»
Il se rappelle l’homme qu’il a rencontré quand il avait 12 ans, ses visites annuelles à La Caverne : «Il était simple, il accueillait tout le monde qui venait chez lui… So laport ti toultan ouver.» Les mots s’échappent et forment un torrent : il parle du loan providentiel en 82 qui a aidé les petits planteurs, de son «gran leker» : «Si so lepep pa manze, li pa dormi…» Du pouvoir de sir Anerood d’avoir changé la vie des Mauriciens : des téléviseurs aux images noires et blanches aux téléviseurs en couleur. Des case en paille aux maisons en dur : «Se gras a li ki nounn avanse. Avan, sete lakaz lapay ek televizion blan ek nwar.» Alors, les critiques qu’il entend sur SAJ le chagrinent, dit-il : «C’est une grande perte. Les gens disent n’importe quoi. Zot bizin arete ar sa.»
Un peu plus loin, les yeux rougis par l’émotion, nous rencontrons Vikash Lungut et Surendrasing Dahoo (OSK : il a été décoré par SAJ), qui viennent de Flacq. Ce dernier porte un T-shirt vintage de l’ancien président, cheveux sel mais visage plus jeune : «Sa mort est une grande défaite. C’est un tribun. Il avait une vision. Li pou res vivan.» Lui aussi ne peut contenir ses larmes. Son émotion le submerge. Tout comme son camarade de deuil.
Dans la foule, il y a aussi Beejaye Soomaye, qui se présente comme un des fondateurs du MSM, qui se devait de dire un dernier au revoir à son camarade de jeunesse. Mais aussi Kooshal Seechurn, plus jeune conseiller du village de Pamplemousses, qui est à pied d’œuvre depuis tôt ce matin-là pour installer les banderoles en l’honneur de l’ancien Premier ministre : «C’est une façon pour nous de rendre un dernier hommage au grand SAJ. En tant que jeune, je peux dire qu’il m’a toujours inspiré. Quand on s’intéresse à l’Histoire de notre pays, on voit tout ce qu’il a fait.» Madhvi Satyabhama-Komul est aussi présente : «Ti bizin la pou zet enn dernie regar lor Chacha Jugnauth. Bann zenn bizin aprann ar li, so zistwar.»
Il est 14h44 quand la voiture de Pravind Jugnauth quitte l’enceinte du jardin. À travers les vitres teintées, il salue ceux et celles qui sont restés jusqu’au bout. Parmi, le couple Bundhoo de Poudre-d’Or/Hamlet, Anishta et Dinash. Konseye vilaz, ce dernier a baigné dans la politique aux côtés du MSM depuis son plus jeune âge. Son père Ramesh avait été appelé par SAJ pour être candidat aux élections en 85. Alors, sir Anerood, c’est pour lui une star, une étoile qui a brillé dans son ciel pendant toute sa vie. Et qui continuera à le faire. C’est pour ça qu’en ce samedi 5 juin, il est venu avec un bouquet de fleurs. Hommage floral d’une éternelle appréciation. Même s’il n’a pas pu donner ce gage de respect à Pravind Jugnauth, il le dépose contre l’imposante et mythique grille en fer forgé que les policiers referment en cette fin d’après-midi, alors que certains attendent encore à l’ombre des grands arbres. Incapables de s’en aller. Restant encore un peu avec leur Bhai Anerood. Et en le gardant tout près de leur cœur. Même s’il est si loin.
Yvonne Stephen
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