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Par Elodie Dalloo
30 mars 2021 13:20
Une grosse affaire de moeurs a déferlé sur notre île comme un tsunami. Celle-ci a éclaté il y a quelques semaines, lorsque Jenssy Sabapathee, travailleuse sociale et assistante juridique, a commencé à mener l'enquête. «Une amie m'a envoyé une photo ayant circulé sur Telegram et j'ai commencé à me poser des questions. Cela concernait des jeunes filles qui vendaient des images et vidéos intimes d'elles sur plusieurs applications contre paiement. J'ai été choquée, attristée et en colère qu'elles aient pu en arriver là. J'ai constamment publié des messages sur Facebook pour sensibiliser les parents, les jeunes filles et les femmes durant les jours suivant. Puis, j'ai fini par m'inscrire sur Telegram pour comprendre comment ça se passait.»
Elle a alors constaté que cela n'impliquait pas que des femmes et adolescentes consentantes mais que d'autres étaient des victimes n'ayant pas conscience que leurs photos et vidéos – parfois volées sur leur compte privé, parfois échangées dans un cadre privé – y circulaient. Elle a aussitôt alerté le Central Criminal Investigation Department (CCID) et les autres instances concernées. Depuis l'éclatement de l'affaire, d'autres femmes, à l'instar de Tanya Fitzgerald (voir hors-texte), sont montées au créneau pour apporter leur soutien aux nombreuses victimes.
L'influenceuse Peeanut Curls fait partie de la longue liste des victimes. Des photos d'elle en bikini – publiées sur son profil Instagram dans le cadre d'une publicité – ont été récupérées et partagées sur des groupes publiques de Telegram à son insu. Elle l'a appris aux petites heures du matin, le mardi 23 mars, lorsqu'elle a reçu un message l'informant que des individus demandaient à voir des photos dénudées d'elle sur l'application. «Au début, je me suis dit qu'il s'agissait probablement de gens haineux voulant me nuire. J’ai pris peur et j’ai voulu garder le silence mais le lendemain, j’ai téléchargé Telegram pour en avoir le coeur net.» Elle a alors vu défiler devant elle plusieurs images et vidéos de femmes et s'est rendu compte qu'elle n'était pas la seule victime. «Mon cœur s’arrachait en voyant à quel point la revenge porn, la méchanceté gratuite et la connerie humaine sont alarmantes.»
Durant les jours suivants, d’autres victimes et non-victimes solidaires se joignent à elle et ensemble, elles décident de faire entendre leur voix. «Nous nous sommes réunies pour dénoncer ces atrocités car nous savons que ce genre de sujet est banalisé devant la loi et que ce sont toujours les victimes qui sont montrées du doigt. On dit souvent : si tu n’envoies pas de nudes, tu n’auras pas de problème mais cela revient un peu à dire que si tu t’étais couverte de la tête aux pieds, tu ne te serais pas fait violer», s'insurge l'influenceuse. Un fait l’a encore plus interpellée : «Le plus choquant, cela n'a pas été de voir autant de photos de femmes publiées sans leur consentement mais plutôt ces hommes qui demandaient même des photos de collégiennes, de mineures. Certains allaient jusqu'à faire des montages de photos récupérées et y ajoutaient un corps nu.» D'où sa décision de prendre la parole et de dénoncer ces actes, tout en apportant son aide aux victimes.
Priya* fait également partie de la longue liste des femmes exposées à leur insu sur la Toile. Mais son calvaire ne daterait pas d'hier. «J'ai fait une nude photoshoot il y a plusieurs années et ces photos, je ne les ai jamais publiées. Mon compte Facebook avait, par la suite, été piraté et quelqu'un avait eu accès à la plateforme du photographe, à ses mots de passe et avait téléchargé le tout.» Au cours de ces dernières années, poursuit-elle, «ces images ont beaucoup circulé sur l'application WhatsApp. Puis, plus récemment, elles ont atterri sur des groupes sur Telegram». Elle a été informée des faits il y a environ quatre semaines et en allant vérifier, elle s'est aperçue qu’il y avait aussi d’autres photos d'elle à la plage, à l'hôtel ou encore en maillot de bain, qui avaient été récupérées sur son compte Instagram. «Mon profil était public, j'ai vite dû changer les paramètres pour le rendre privé. Il y a des jours où j'ai même dû le désactiver car je recevais énormément de messages inappropriés. Cela m'a vraiment affectée sur le plan émotionnel.»
Malgré cette intrusion dans sa vie privée, la jeune femme n'a jamais porté plainte. «Je m'étais dit que personne ne me serait venue en aide. Je ne voulais pas me rendre à la Cybercrime Unit pour qu’on m'observe d'un oeil critique. Même si je consigne une déposition, je ne sais pas si ces hommes pourront être retracés. C'est une enquête qui risque de prendre des années avant d'aboutir ; il me faudra répondre à plusieurs questions, me rendre en cour et je ne suis pas sûre d'avoir la force psychologique pour cela.» Bien qu'elle ait choisi de ne pas aller de l'avant avec cette affaire, elle encourage les autres victimes souhaitant dénoncer ces hommes à le faire. Elle lance, par la même occasion, un appel au public pour qu'il arrête de montrer du doigt les femmes dont les photos ont circulé. «J'ai vu énormément de commentaires sur les réseaux où les victimes sont blâmées. Il est temps que cela cesse, il y a une limite à tout.» Elle invite aussi les autorités concernées à entamer des campagnes de sensibilisation «non pas pour demander aux femmes de ne pas envoyer de photos intimes à leur partenaire mais pour éduquer les hommes ; leur faire comprendre que c'est le fait de les faire circuler qui est condamnable, qu'ils risquent gros».
Jesna fait également partie de celles dont la vie a été chamboulée du jour au lendemain. Elle est, pour sa part, victime de revenge porn. Elle se confie avec beaucoup de difficulté : «Il y a plusieurs années, j'étais en couple avec quelqu'un avec qui je pensais faire ma vie. Je le croyais sincère.» Malheureusement, cet individu a abusé de sa confiance. «Un jour, durant un appel vidéo, il m'a demandé de me déshabiller. Même si j'avais des sentiments mitigés sur le coup, je l'ai fait à cause de l'amour que je lui portais. Je le reconnais.» Contre toute attente, «il a fait une capture d'écran et a commencé à me menacer de partager cette photo».
Elle a, par la suite, refait sa vie avec un homme bien, qu'elle a épousé. Malgré tout, elle était loin d'être au bout de ses peines. «En 2019, mon ancien petit ami a refait son apparition et m'a menacée à nouveau. J'ai rapporté l'affaire à la police mais cela n'a rien donné. Récemment, j'ai appris que ces images avaient été publiées sur l'application Telegram.» Cela lui a demandé beaucoup de courage pour se confier mais elle insiste : «Même si je suis une femme brisée, je ne suis pas une honte. Je ne veux pas croire que c'est l'amour qui m'a détruite car ce n’était pas ça mais plutôt le démon se trouvant à l'intérieur de cet individu. Je prie pour qu'aucune autre femme ne traverse la même chose et je compte me battre contre de telles injustices.»
C'est cette bataille que Jenssy Sabapathee veut aussi mener auprès de toutes ces femmes. Après qu'elle a dénoncé les agissements de ces hommes auprès des autorités concernées, le 15 mars, l'affaire Telegram a éclaté et fait le buzz. Elle s'insurge contre le fait que les responsables de certaines instances ont déclaré avoir eu vent de ce qui se passait depuis l'an dernier mais n'ont jamais alerté la population du danger. «Pourquoi n’a-t-on pas agi en faveur de ces victimes ? D'autant que des vidéos d'une fille de 10 ans se déshabillant devant la caméra, comme une adulte, y circule aussi. Ne voit-on pas que les hommes faisant circuler ces images sont des pédophiles qui s'ignorent ? Ne voient-ils pas qu'ils sont en train de gâcher l'enfance et l'avenir de ces victimes ? Le plus surprenant, ce sont les réactions ayant suivi. Certains se sont même justifiés en disant que cela est arrivé parce que ces femmes ont été les premières à leur envoyer leurs photos dénudées. Ces hommes ne se rendent-ils pas compte qu'elles leur faisaient confiance ? Elles les ont partagées dans un cadre privé et non pas pour être exposées de la sorte en public.»
Bien que victime de représailles (voir hors-texte), Jenssy Sabapathee compte bel et bien poursuivre son combat. «L'une de mes proches amies a subi la même chose et a été mise à la porte de chez elle. Depuis, elle fait le va-et-vient entre le poste de police et la Cybercrime Unit. Les enquêteurs ont uniquement contacté celui qui a fait ça pour lui donner un avertissement ; ce n'est pas comme cela qu'on résoudra ce problème.» Elle demande aux victimes de «rester courageuses et de ne pas baisser les bras» : «Chaque problème a une solution. À Maurice, les femmes sont nombreuses à se taire, de peur d'être jugées. Cela ne doit plus être le cas. Allez de l'avant et dénoncez ces hommes, parlez-en à vos proches. Moi, ainsi que bien d'autres femmes, sommes là pour vous venir en aide en cas de besoin.»
En ce qui concerne les responsables du partage de ces photos et vidéos, elle est catégorique : «Pour moi, ce ne sont pas des hommes. Un homme, un vrai, n'agit pas de la sorte. J'espère qu'ils se remettront en question et penseront à l'impact que cela peut avoir sur ces femmes qui auraient très bien pu être leur mère, leur soeur ou leur enfant.»
(*Prénom modifié)
Il est clair sur le sujet. «Même filmées et photographiées avec le consentement de leur partenaire, ces images et vidéos ne doivent pas dépasser le cadre privé», indique Me Dick Ng Sui Wa, Chairman de l'ICTA. Il fait comprendre que, selon la Section 46 (ga) – «Any person who uses telecommunication equipment to send, deliver or show a message which is obscene, indecent, abusive, threatening, false or misleading, which is likely to cause or causes annoyance, humiliation, inconvenience, distress or anxiety to any person» – et la Section 46 (h)(i) – «Any person who uses, in any manner other than that specified in paragraph (ga), an information and communication service, including telecommunication service for the transmission or reception of a message which is grossly offensive, or of an indecent, obscene or menacing character» – commet une offense passible d'une amende de Rs 1 million et d'une peine d'emprisonnement ne dépassant pas 10 ans. «La Cybercrime Unit est en sous-effectif, ils auraient dû pouvoir collaborer avec d'autres instances, comme l’ICTA», propose-t-il. Il poursuit : «C'est un problème international. La police doit procéder à des arrestations foudroyantes pour que les gens agissent.»
Quelques jours après avoir fait éclater le scandale Telegram, Jenssy Sabapathee a, elle-même, été victime d'un détracteur sur l'application. Des images dénudées de femmes y ont été partagées et le coupable a voulu faire croire qu'il s'agissait d'elle. Alertée par un proche, elle a aussitôt entamé des recherches et est tombée des nues en s'apercevant que le responsable ne lui était pas inconnu. «Lorsque mon ami m'a envoyé la capture d'écran, un autre nom figurait sur l'écran mais lorsque le numéro de la personne est enregistrée sur votre téléphone, celui-ci s'affiche. J'ai compris qu'un officier de la Cybercrime Unit était derrière cela», dit-elle. Preuves à l'appui, elle a consigné une déposition au poste de police de Camp-Le-Vieux. Elle est défendue par ses amis et collègues, Mes Neelkant Dulloo et Rouben Mooroongapillay, dans le cadre de cette affaire.
Jenssy Sabapathee explique que l'officier concerné serait proche de l'accusé principal dans une affaire de fraude de Rs 3 milliards ; affaire qu'elle avait traitée en 2019. À l'époque, il aurait cherché à lui mettre des bâtons dans les roues. «J'avais même porté plainte contre lui à l'Independent Police Complaints Commission, ainsi qu'à l'ICAC et la CCID.» Elle avait ainsi appris que l'officier n'en était pas à son premier écart et qu'il aurait bénéficié de la protection d'un ancien Commissaire de Police. L'officier, âgé d'une trentaine d'années, a demandé à être muté à un autre département suite à la dernière plainte de Jennsy Sabapathee «pour que l'enquête se fasse en toute transparence». Il a adressé une correspondance au commissaire de police le jeudi 25 mars, dans laquelle il clame son innocence. Il a retenu les services de Me Rama Valayden.
L’enquête suit toujours son cours concernant le partage de photos et vidéos des autres femmes et mineures dont les photos ont circulé. Six plaintes ont été enregistrées depuis l'éclatement de l'affaire.
Dans quelle mesure apportez-vous votre aide aux victimes ?
Des avocats m'ont contactée pour laisser savoir qu'ils offraient leur aide sur une base gratuite et de là, j'ai décidé d'agir comme un point de contact pour rediriger les victimes vers les personnes concernées, selon leurs besoins, l'intention étant surtout de dire : «Il y a des gens qui sont prêts à se mettre debout avec toi, pour raconter ton histoire et te rendre justice.» Je poste sur les réseaux et par le biais d'amis qui ont une audience plus large que la mienne, je fais passer le message pour demander à celles qui ont besoin d'aide légale et/ou d'un accompagnement psychologique de me contacter. De là, les filles me contactent et me racontent leur expérience, et je leur expose les différentes options qu'elles ont pour qu'elles puissent faire un choix.
Pour quelles raisons cette affaire en particulier vous a-t-elle touchée ?
Cette affaire me touche tout autant que toutes les difficultés auxquelles nous, femmes, devons faire face tous les jours : aujourd'hui, ce sont des photos partagées sans notre consentement, demain, ce sera le harcèlement de rue ou les violences domestiques. Et dans tous ces cas, c’est le devoir de tout le monde d'agir. Ce n'est pas normal et c'est inacceptable pour les hommes qui sont auteurs de ces actes, que les coupables restent impunis alors qu'on laisse ces jeunes filles penser qu'elles ont une part de responsabilité dans ce qui leur est arrivé. C'est totalement faux et dangereux de mettre ne serait-ce qu'une partie du blâme sur les victimes, et cela vole une partie d'une conversation qui ne devrait porter que sur la facilité qu'ont ces hommes à dénigrer et ignorer le consentement d'autrui. Alors j'agis, dans la mesure de mes moyens, et je fais passer le message.
Quel message souhaitez-vous faire passer à toutes ces victimes ?
Je souhaite leur dire qu'elles ne sont pas seules. Il y a toute une équipe qui est là pour les accompagner mais aussi toute une communauté qui est solidaire envers elles. Et également que ce qui leur est arrivé n'est nullement de leur faute, peu importe ce que la société essaie de leur faire croire en leur disant qu'elles n'auraient pas dû envoyer de photos/vidéos ou s'exposer sur les réseaux sociaux. Les comportements auxquels elles ont été sujettes ne peuvent en aucun cas être justifiés et encore moins excusés, et il est temps d'apprendre à nos garçons à respecter le consentement des autres plutôt que de toujours mettre le blâme sur les victimes en leur disant qu'elles auraient dû mieux se protéger. Donc si toi, victime, tu me lis : on est avec toi et on se bat pour toi.
Qu'en est-il de ces hommes ?
À ces individus, je dis que c'est inexcusable et parfaitement cruel comme comportement. C'est la responsabilité de tout un chacun, hommes et femmes confondus, de faire en sorte que les violences «genrées» cessent ; non seulement vous avez failli à ce devoir mais vous avez aussi contribué à perpétuer ces violences. Vous avez contribué à l’hypersexualisation de ces femmes et de ces enfants, et avez validé l'attitude des violeurs et des pédophiles qui étaient sur ces groupes avec vous. Vous avez fait passer le message que c'était acceptable d'ignorer le consentement d'une autre personne, que ce soit en partageant ou en regardant les contenus postés. À vous tous seuls, vous avez échoué à protéger les femmes dans votre vie. J'espère que la justice saura vous faire sentir les conséquences de vos actes.
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