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Par Yvonne Stephen
19 juillet 2015 02:15
C’est une question de flair. De sixième sens, diront certains. C’est dans l’air, affirmeront d’autres. Quelque chose ne sentirait pas forcément bon à Maurice, en ce moment. Les situations s’emboîtent pour former un puzzle. Pris séparément, chaque partie n’aurait pas beaucoup de sens ou aurait l’air anecdotique. Mais réunies, elles peuvent prendre tout leur sens. Néanmoins, les pièces de ce jeu de pouvoir, on les assemble comme on le peut (et parfois, comme on le veut). On peut y voir une image globale de manipulation, d’abus de pouvoir, de politique revancharde. Mais on peut avoir une toute autre lecture : celle d’institutions qui font leur travail dans le cadre d’une campagne de nettoyage intensive instituée par l’actuel gouvernement. L’affaire qui a tenu le pays en haleine, ces derniers jours, est une pièce de plus dans ce puzzle.
Les démêlés de Satyajit Boolell, le Directeur des Poursuites publiques (DPP), avec la police dans le sillage de l’enquête de l’ICAC concernant l’affaire Sun Tan (voir hors-texte pour comprendre son implication présumée dans cette affaire) ont provoqué bien des remous. L’homme qui occupe ce poste constitutionnel a fait l’objet d’un mandat d’arrêt suite à ses allégations faites dans un affidavit qui concernaient, entre autres, les ministres Roshi Badhain et Showkutally Soodhun. Ces derniers ont fait une déposition contre lui pour false and malicious denunciations in writing.
Selon le DPP, ils feraient pression pour qu’il soit incriminé dans l’affaire Sun Tan. Cet affidavit, Satyajit Boolell l’avait juré afin de pouvoir obtenir une injonction de la Cour suprême pour qu’il ne soit ni interrogé ni arrêté dans l’affaire Sun Tan par la police ou l’ICAC. Un mandat d’arrêt qui n’aurait donc pas dû être émis, car l’homme avait obtenu un ordre intérimaire de la cour. Néanmoins, le jeudi 16 juillet, des policiers ont tenté de l’arrêter à son domicile.
Grâce à une demande d’habeas corpus, obtenue auprès de la juge Cheong, il n’a pas été interpellé. Le mandat d’arrêt a, par la suite, été déclaré illégal. Les avocats du DPP auraient également fait l’objet d’un mandat d’arrêt. Ils seraient suspectés d’avoir obstrué le cours de la justice. Néanmoins, selon un communiqué émanant du bureau du Commissaire de Police, cette information serait fausse (Me Anwar Moollan et Me Henri Duval ne sont pas de cet avis, néanmoins). Autant d’événements qui ont créé une certaine effervescence dans le judiciaire, poussant des avocats à prendre position et à dénoncer les abus de pouvoir présumés du gouvernement et à alerter l’opinion publique sur leur crainte que l’État de droit prenne une pente dangereuse vers un État policier (selon Me Gavin Glover, avocat… des avocats de Satyajit Boolell).
Comment expliquer que, suite à une déposition de deux ministres, le DPP fasse l’objet d’un mandat d’arrêt malgré l’ordre de la cour ? Une question que se posent de nombreux avocats. Lors de la réunion urgente du Bar Council, qui a eu lieu le vendredi 17 juillet, les membres du barreau ont fait part de leurs inquiétudes. Le président de ce conseil, Me Antoine Domingue, s’est dit surpris de constater une coïncidence : la condamnation de Pravind Jugnauth dans l’affaire Medpoint et l’émission du mandat d’arrêt contre le DPP. Il n’a pas déclaré ouvertement qu’il y avait un lien de cause à effet entre les deux affaires, mais il n’est pas difficile de comprendre le sous-entendu.
C’est dans un mouvement quasi-collectif que les avocats ont dénoncé les agissements de la police. Le mot d’ordre : rester soudés afin «de dégager un consensus pour améliorer la situation actuelle», a précisé le président. Néanmoins, lors de cette réunion, des voix se sont élevées contre certains députés, également avocats, qui auraient juré allégeance à leur gouvernement (plus qu’à leur profession). Leurs commentaires lors d’émissions à la radio ne sont pas passées inaperçues et ont été largement commentées par leurs collègues. Des remarques et des critiques qui ne semblent pas les déranger.
D’ailleurs, ces hommes de loi, malgré l’impression générale que quelque chose ne tournait pas rond au paradis, maintiennent qu’il n’y a eu aucun abus de pouvoir ou de manipulation, que les actions prises par la police étaient tout à fait normales. «Le jour où je verrai que les droits d’un individu ne sont pas respectés, je serai la première personne à dénoncer. Ce n’est pas le cas aujourd’hui», explique Ravi Rutnah, député MSM à Piton/Rivière-du-Rempart (circonscription n°7). Pour lui, il y a de nombreuses «fausses nouvelles» qui circulent : «Nos détracteurs tentent de politiser l’affaire.» Il s’interroge sur le fait que Satyajit Boolell ait eu besoin de faire une demande d’injonction «pour qu’une institution n’enquête pas sur lui».
Sanjeev Teeluckdharry, député à Triolet-Pamplemousses (circonscription n°5) a fait beaucoup parler de lui suite à ses propos lors d’une émission de Radio Plus. Son collègue Gavin Glover, présent sur le même plateau, a, à un moment, lancé une petite phrase assassine qui lui était adressée : «Je n’ai plus de respect pour lui.» Néanmoins, pour l’avocat-député, il ne faut pas tomber «dans l’hystérie» : «Un état de dictature ? C’est n’importe quoi ! La population jugera nos actions. La crise constitutionnelle est occasionnée par le DPP lui-même, qui estime qu’il est au-dessus de la loi et non, par le gouvernement.» Il s’insurge contre le fait que certaines personnes essaient de créer un climat de terreur «qui n’existe pas !».
Soodesh Callichurn, ministre du Travail et avocat, estime également qu’il n’y a pas un sentiment d’insécurité et que les récents événements démontrent au contraire ce que certains peuvent penser, que les institutions fonctionnent. Le discours est le même à des nuances près : tout va bien dans le meilleur des mondes. Les réactions de part et d’autre (de personnes qui n’ont aucun lien avec le gouvernement) ne seraient donc pas justifiées. Néanmoins, si les déclarations de certains membres du gouvernement – également avocats – provoquent de nombreuses réactions, le silence d’autres fait naître de nombreuses interrogations.
Nous avons essayé à plusieurs reprises d’obtenir une déclaration d’Ivan Collendavelloo, vice-Premier ministre et un des rédacteurs de la Prevention of Corruption Act (PoCA). Sans succès. Idem pour Manish Gobin, président du comité parlementaire de l’ICAC. De plus, aucun membre du PMSD n’a souhaité s’exprimer sur les récents événements. Est-ce qu’ils provoquent un malaise au sein du gouvernement ? La réponse ne peut être que la suivante : assez pour que ceux qui n’ont pas hésité à soutenir Pravind Jugnauth ne ressentent pas le besoin de soutenir le gouvernement en ces temps de suspicions. Est-ce que leurs principes d’avocats sont incompatibles avec ce qui s’est passé cette semaine ?
La question reste posée. Et la réponse, s’ils décident de prendre la parole, ne peut que venir d’eux.
Une enquête de l’ICAC sur la distribution des terres de l’État. Le Directeur des Poursuites publiques, Satyajit Boolell. Et une rumeur : que ce dernier serait interrogé dans le cadre de cette affaire. De quoi pousser l’avocat à émettre un communiqué le jeudi 9 juillet, où il fait mention d’«inexactitudes colportées». L’affaire en question serait celle de Sun Tan Hotel Pty Ltd, une société qui a bénéficié de deux arpents de pas géométriques à Palmar.
En 2009, suite à une mesure budgétaire, le ministre des Finances d’alors, Rama Sithanen, fait la guerre aux loyers trop faibles concernant les baux des terres de l’État. Le ministère des Terres demande l’avis du Sollicitor General qui consulte l’Assistant Parliamentary Counsel, Satyajit Boolell. Une hausse de loyer du terrain de Palmar est approuvée : il passe de Rs 45 000 à Rs 1,6 million. Deux ans plus tard, Me Boolell est nommé DPP. Sun Tan, de son côté, sollicite une rencontre avec le Sollicitor General pour qu’une baisse du loyer soit envisagée. Lors d’une réunion au ministère en 2011, Satyajit Boolell aurait été présent en tant que directeur de la compagnie. Une baisse du loyer aurait été, par la suite, approuvée.
Il y a quelques semaines, l’ancien Senior Chief Executive du ministère, Abdool Nooranee Oozeer, a été interrogé et a confirmé la présence de Farouk Hossen et du DPP à cette réunion. Ce que Satyajit Boolell a confirmé dans son affidavit. Néanmoins, il a déclaré l’avoir fait en sa qualité de directeur de compagnie et non en tant que DPP.
Satyajit Boolell estime que le gouvernement mène une vendetta contre lui, car sa démission au poste de DPP est souhaitée. D’ailleurs, il était le premier à avoir contesté la décision du Conseil des ministres que le bureau du DPP se retrouve sous la coupole de l’Attorney General.
Paul Bérenger condamne. Une réaction de sa part concernant toute cette affaire était très attendue. Finalement, le leader du MMM a décidé de la commenter. Mais il a fallu attendre le vendredi 17 juillet pour qu’il sorte de son silence. Pour lui, le directeur de l’ICAC devrait démissionner. De plus, il a accusé le CCID d’être politiquement manipulé et il a appelé les autorités à respecter la Constitution.
Rama Valayden estime que les avocats ont peur. «Je n’ai jamais vu ça depuis que je suis au barreau», a déclaré l’avocat. Il a également déclaré que les avocats ont peur et que la classe politique devrait avoir plus de retenue afin que Maurice ne vive pas dans la terreur.
Shakeel Mohamed pense que les récents événements donnent une crédibilité à l’affidavit du DPP. Le député rouge et membre du comité parlementaire de l’ICAC tire la sonnette d’alarme. «En 25 ans de carrière comme avocat, je n’ai jamais entendu que la police avait débarqué chez quelqu’un aux petites heures du matin pour un cas de ‘‘signature d’un faux affidavit’’. Nous sommes dans une situation où j’ai l’impression que l’exécutif impose son diktat sur deux institutions à travers son outil qu’est la police.»
Alan Ganoo soupçonne une manipulation. Le leader du Mouvement Patriotique estime qu’il y a un sentiment que certains policiers ont été utilisés à des fins politiques.
Lundi 13 juillet. Satyajit Boolell est appelé à donner sa version des faits dans l’affaire Sun Tan par l’ICAC (ni comme témoin ni comme accusé, mais parce que son nom a été cité).
Mardi 14 juillet. Le DPP fait une demande d’injonction et obtient un ordre intérimaire (jusqu’au 15 juillet) contre l’ICAC et le Commissaire de Police. Ils ne peuvent ni convoquer ni arrêter Satyajit Boolell qui est soupçonné de conflit d’intérêts dans l’affaire Sun Tan. Dans un affidavit déposé en Cour suprême, Satyajit Boolell dit avoir pris note des allégations contre lui concernant sa participation à une réunion en 2011, à laquelle il aurait assisté, affirme-t-il, en tant que directeur de Sun Tan et non en tant que DPP. De plus, il précise qu’il n’a pas participé aux procédures menant à l’octroi du bail de Sun Tan comme DPP. Satyajit Boolell explique également que le chef enquêteur de l’ICAC, Chimunlall Ghoora, lui aurait confié qu’il subissait des pressions concernant l’enquête de Sun Tan pour lui nuire et c’est pour cela qu’il (Satyajit Boolell) devait donner sa version des faits à la Commission. Il allègue également que certaines personnalités, dont un ancien juge, auraient tenté de le convaincre de démissionner de ce poste constitutionnel afin qu’il ne soit pas inquiété par l’enquête autour de l’affaire Sun Tan. Dans cet affidavit, les ministres Bhadain et Soodhun seraient mis en cause. Pour l’homme de loi, toute cette situation a un seul but : qu’il démissionne en tant que DPP (pour lire l’intégralité de cet affidavit, cliquez sur le lien suivant : http://bit.ly/1KaNhkA).
- Shakila Jungeer démissionne de l’ICAC. Membre du board de cette institution et assesseur, elle donne les raisons de son départ dans un communiqué, pointant du doigt le directeur de la Commission, Luchmyparsad Aujayeb : «C’est dommage qu’aujourd’hui le directeur général de l’ICAC, qui gère le board, soit en train de prendre des décisions qui vont à l’encontre de ce principe (le rule of law), notamment dans le cas de Sun Tan (PTY).» Le même jour, l’ICAC répond par un autre communiqué : le principe de rule of law n’a jamais été bafoué pour aucune affaire.
Mercredi 15 juillet. L’ICAC demande un délai de 15 jours afin de pouvoir répondre à l’affidavit de Satyajit Boolell. Suite à une réunion entre la juge Ah Foon Chui Yew Cheong et les représentants de l’ICAC, du Commissaire de Police et du ministre du Logement et des Terres, l’ordre intérimaire émis par la cour est prolongé jusqu’au 3 août.
- La police jure un affidavit à travers l’inspecteur Ajay Ramkelawon pour préciser que n’est pas elle qui mène l’enquête, mais l’ICAC afin que le Commissaire soit mis hors de cause dans la demande d’injonction du DPP.
- Les ministres Roshi Bhadain et Showkatully Soodhun consignent une déposition contre Satyajit Boolell pour false and malicious denunciations in writing. Les deux hommes déclarent ce jour-là qu’ils n’ont rien de personnel contre le DPP : «J’ai pris connaissance de l’affidavit où nos noms ont été cités. Je me suis senti diffamé. Depuis six mois, nous référons des cas où il y aurait eu maldonne à l’ICAC et au CCID. Cela, en vertu de l’article 144 de la PoCA. Nous n’avons aucune rancœur contre le DPP», confie Showkutally Soodhun.
- En soirée, le directeur des investigations de l’ICAC, Chimunlall Ghoorah, est interrogé par le Central CID concernant l’affidavit du DPP et sur la déposition consignée par les deux ministres. Il aurait déclaré que Satyajit Boolell aurait menti. Le lendemain matin, jeudi, la CID interroge Luchmyparsad Aujaheb, directeur général de l’ICAC, qui a le même discours que le chef enquêteur : il n’y aurait aucune ingérence concernant l’affaire Sun Tan.
Jeudi 16 juillet. Suite aux dépositions des deux ministres, la police débarque au domicile de Satyajit Boolell très tôt, jeudi matin. Un mandat d’arrêt a été émis contre lui malgré l’ordre intérimaire. Les avocats du DPP, Mes Hervé Duval Jr et Anwar Moollan, qui ont été informés, objectent à la démarche des enquêteurs du CCID. Anwar Moollan téléphone à la juge Ah Foon Chui Yew Cheong afin qu’elle émette un ordre d’habeas corpus pour que l’arrestation n’ait pas lieu et que le DPP puisse se rendre en Cour. Les policiers s’en vont et consignent une déposition au poste de police de Vacoas pour dénoncer une obstruction de l’enquête de la part des avocats. Les avocats et le DPP se présentent devant la juge : le mandat d’arrêt est jugé illégal. Me Raymond d’Unienville représente Satyajit Boolell et Me Gavin Glover, Senior Counsel, Me Hervé Duval Jr et Me Robin Ramburn. Me d’Unienville déclare, après cette étape : «Je n’ai jamais vu une telle situation depuis 1956. C’est sans précédent. La Cour suprême a cassé le mandat d’arrêt qui était illégal. Je lance un appel aux journalistes qui sont également des citoyens d’utiliser tous les moyens pour ramener Maurice sous la Constitution et la démocratie.»
Dans l’après-midi, la juge entend en référé le Commissaire de Police, Mario Nobin, et le chef du CCID, Heman Jangi. En fin de journée, la police émet un communiqué stipulant qu’il n’y a jamais eu de mandat d’arrêt émis contre les avocats de Satyajit Boolell, Mes Hervé Duval Jr et Anwar Moollan.
Vendredi 17 juillet. Mandat d’arrêt pas mandat d’arrêt ? À chacune des parties, sa version. Me Hervé Duval, lui, est catégorique. Il y a bien eu un mandat d’arrêt : «Vous pouvez vous dire que j’ai la chance d’avoir un très bon avocat. Il a fait ressortir que le CP était en cour ainsi que l’ACP Jangee, le jeudi 17 juillet. Ils auraient pu dire que personne ne voulait arrêter Mes Duval et Moollan.» Déclaration faite après que la version des faits de la police, concernant les récents événements, ait été entendue par la juge Ah Foon Chui Yew Cheong. Lors de cette parution, le commissaire de police a été représenté non pas par des avocats du State Law Office, mais par ceux du privé. La juge a émis un ordre interlocutoire, en vigueur jusqu’au 3 août, interdisant à la police d’arrêter Me Satyajit Boolell et ses avocats, Me Hervé Duval et Me Anwar Moollan. La juge a estimé qu’il fallait les laisser travailler en paix.
- L’avocat de la police a porté une motion afin que la juge Cheong ne s’occupe plus de cette affaire. La raison avancée : Anwar Moollan a également été son avocat. La motion a été rejetée.
- La réunion du comité parlementaire de l’ICAC, qui devait se tenir vendredi après-midi, a été renvoyée. La raison avancée : le directeur de la Commission ne pourrait être présent, car occupé à finaliser son affidavit. Elle aura lieu le jeudi 23 juillet.
- Sir Anerood Jugnauth demande à Shakilla Jhungeer de reprendre ses fonctions au sein du board de l’ICAC. Ce qu’elle a fait.
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