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5 juin 2022 15:06
Les mots sont durs à entendre. Les histoires racontées terribles. Des partages difficiles mais qui laissent dans l’air des bribes d’espoir. Car ceux et celles qui se sont déplacés/es dans le quartier général de Linion Pep Morisien (LPM), ce samedi 4 juin, espèrent qu’enfin, il y aura une justice. Les vidéos montrant des cas de tortures policières ont fait des échos douloureux à leurs récits personnels ces derniers jours. Alors, ces personnes sont venues spontanément quand on leur a donné la possibilité de pouvoir, enfin, sortir du silence. Et surtout être entendues. Cet exercice de compilation des doléances de ceux et celles qui estiment avoir été victimes de violences policières et/ou qui ont un proche dans cette situation est un pas dans un travail de longue haleine qu’a décidé d’entreprendre LPM avec un panel d’avocats.
De la cour de cette maison de Rose-Hill émane un brouhaha animé. On discute, on partage. On parle de ces plaintes auprès de l’Independent Police Complaints Commission et la National Human Rights Commission qui n’aboutissent jamais. De ces policiers «malades». De cette institution qui a failli. On se reconnaît aussi. On attend de passer avec Bruneau Laurette, Ivor Tan Yan et d’autres qui se chargent de collecter les témoignages. Un premier pas : ensuite, lors d’une deuxième rencontre, les dires seront vérifiés, puis les équipes légales mèneront les combats au niveau local mais aussi à l’international avec un dossier prévu pour les Nations Unies, a expliqué Dev Sunnassy, co-leader de LPM.
Lorenzo Moogine et Isabelle Laurette sont venus pour parler de leur neveu Kevin Chennen. Il est en prison depuis plus d’un an, disent-ils. Il aurait été arrêté pour une affaire de meurtre à Flacq : «Mais il est toujours en prison, alors que le vrai coupable a été arrêté.» Ils ne comprennent pas ce qui se passe, perdus dans les dédales d’une justice aride… Et les récentes vidéos ont bouleversé Isabelle. Quelques jours après l’arrestation de Kevin, un papa de trois enfants, elle a pu le voir en remand : «Il marchait bizarrement, je lui ai demandé ce qui s’est passé. Il m’a dit que les policiers l’ont battu. Ki zot inn met matrak partou ar li : sur ses couilles, dans son anus…», allègue-t-elle.
Elle a essayé de porter plainte mais sans succès, s’est même tournée vers une association de Human Rights en Amérique, a reçu une lettre de leur part mais rien n’a évolué depuis. Alors, elle a décidé de se tourner vers LPM. Dans la foule présente, il y a aussi Ruud Seblin qui partage ses heures d’horreur. Ce stress qui ne le quitte plus. Cette angoisse qui a miné sa vie… Au début, il y aurait une affaire de simik dont il n’est pas coupable, assure-t-il. Mais la police exige qu’il dénonce d’autres personnes.
Comme il ne connaît pas ces deroulma-la, dit-il, il ne peut pas. Alors, fin 2020, on l’aurait accusé d’avoir agressé deux policiers et on aurait planté de la drogue chez lui, soutient-il : «Zot inn met mwa dan polis cell, zot inn bat mwa pandan 11 zour…» Les policiers avaient des sifon lor latet. En prison, il subit des violences pendant plus d’un mois, selon ses dires : «Jusqu’à ce qu’ils arrêtent les vrais coupables.» Aujourd’hui, il vit avec la frayeur d’avoir une peine de prison : «Ma femme est dépressive, elle ne peut pas s’occuper de nos enfants. C’est moi qui fait tout. Kouma mo pou kapav kit zot ? Aswar mo pa dormi, mo strese…»
Latet fatige, moral dan dife. Zot inn pran nou dinite. Ceux qui se présentent comme victimes ont le même langage. Ashwin Mohun, 43 ans, dénonce ces policiers qui l’auraient battu «pou enn poulia gandia». Et qui reviendraient encore et encore pour le tourmenter. Il montre ses cicatrices et dit espérer que les autorités «pou met inpe lord dan l’ADSU». Gerard Noel Catapermal montre ce tibia «ki zot inn kraze» : «J’ai été incarcéré, j’ai passé plus de 80 jours à l’hôpital et j’ai subi deux opérations.» Le 22 mai 2019, allègue-t-il, il s’est fait passer à tabac par les policiers chez lui. Il raconte le cauchemar. La peur de ses enfants. L’horreur de sa femme : «Enn imin pa kapav fer sa ar enn lot imin.»
Deven Baillache parle, lui, de coups de «koud dan lagorz». Et madame Pitchen de ce deuil qu’elle ne peut pas faire depuis que son fils, Jean Kingsley, serait mort le 21 mars 2016, en cellule policière : «On m’a dit qu’il s’était pendu. D’abord, on a parlé du lavabo, puis du difil lalimier et finalement de la poignée de la porte… Depuis, j’attends des réponses. Pour moi et pour ses enfants. Le dernier n’a jamais vu son père. Sa femme était enceinte quand il est mort.» Alors, les dernières vidéos ont remué quelque chose de viscéral en elle et elle se devait d’être là, ce samedi 4 juin. Pour dénoncer mais aussi pour tenter de comprendre. Et pour espérer la justice pour son fils.
«Monn soke dan lam», dit Rama Valayden. Parole de l’avocat à l’issue de cette après-midi (du samedi 4 juin) de prise de doléances. Il évoque même un «sant pou amenn dimounn pou bate» : «Pour moi, qui suis un vétéran du combat de la violence policière, le problème est bien plus grave que ce que je pensais.» Il a dénoncé les stratégies communalistes, castéistes et racistes pour diviser la population. Le combat ne fait que commencer, estime-t-il. Et Linion Pep Morisien, qui est à l’origine de toute cette mobilisation, ira jusqu’au bout. Quelques heures plus tôt, il était aux Casernes centrales, où il a fait une déposition dans l’enquête sur les cas de torture alléguée. Il était question de la démarche qu’il aurait eue de déposer une clé USB contenant ces vidéos auprès de l’inspecteur Shiva Coothen, il y a quelque temps déjà. Il aurait aussi, avance-t-il, rencontré l’ancien commissaire de police, Khemraj Servansing, pour évoquer ces affaires : «On ne tire pas de leçons en transférant dimounn kinn fane. Message au commissaire : il doit suspendre tous ceux impliqués.»
Bruneau Laurette a aussi évoqué les cas de violence : «Zordi, kan nou trouv sa nomb dimounn-la, nou sagrin. La nation mauricienne est en deuil. Seki sa bann dimounn-la inn subir se inimin. Se bann dimounn kinn detrwir.» Il a ciblé Pravind Jugnauth ; son silence face à la situation mais aussi l’exercice de promotion concernant certains policiers qui auraient perpétré des actes de violence. L’activiste a eu une semaine remplie, depuis le dévoilement des vidéos, avec de nombreux déplacements chez les victimes de torture et leur famille. Il a aussi porté plainte au CCID contre le Premier ministre et l’inspecteur Shiva Coothen.
José Moirt a remercié ceux qui ont osé se déplacer pour dénoncer. Pour lui, l’ampleur du problème est au-delà de l’entendement. Cette journée de samedi était une «étape préliminaire» : «Les cas seront considérés cas par cas.» Ensuite, il sera question d’aller vers les Nations Unies. D’autres investigations sont nécessaires : sur le fait que les policiers seraient sous influence au moment des actes de torture mais aussi concernant la question de violence envers les mineurs. Ivor Tan Yan a parlé de la détresse des parents, de ceux qui se sont endettés pour retenir les services d’hommes de loi afin de faire la lumière sur la mort de leurs enfants.
«En tant qu’être humain, je n’ai pu rester insensible à cela. Comme tout le monde, j’ai été choqué. C’est inacceptable !» Ce sont les propos du commissaire de police, Anil Kumar Dip, sollicité par Le Défi, cette semaine. Il a dit son intention de faire toute la lumière sur cette affaire en réclamant une enquête par le CCID. Par contre, contacté, l’inspecteur Shiva Coothen est resté injoignable.
Textes : Yvonne Stephen, Elodie Dalloo et Stephanie Domingue
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