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Le «look at your face» du speaker au Parlement révolte : atteints de vitiligo, ils racontent leur réalité

9 août 2021

Les propos lancés par le speaker Sooroojdev Phokeer au député Rajesh Bhagwan seraient une attaque personnelle, selon plusieurs voix.

«Évidemment, cela m'a touché d'entendre ce genre de choses dites à une personne qui souffre de la même maladie que moi», nous confie Zaafir Neeamuth, 25 ans, en commentant le «look at your face» lancé par Sooroojdev Phokeer, speaker de l'Assemblée nationale, à Rajesh Bhagwan, député du MMM, dans l'hémicycle, le mardi 3 août, après que ce dernier lui a balancé un «tonn bwar ta».

 

Pour beaucoup, les mots du speaker s'apparentent à une attaque personnelle lancée à Rajesh Bhagwan et auraient un lien avec la maladie du parlementaire : le vitiligo. Ces paroles suscitent, depuis, de vives réactions et certaines voix dénoncent et condamnent cette allusion à la condition dermatologique de ce membre influent du MMM. «Je ne veux pas trop parler de ce qui est arrivé mais je tiens à dire que je suis très touché par tout le soutien que j'ai reçu à Maurice comme ailleurs et de tous les bords, que ce soit politique, religieux ou social. La population peut juger sur ce qui a été dit. C'est une condamnation unanime. Le speaker vient dire que c'est une plaisanterie, je laisse la population juger. Je suis un politicien de carrière et j'ai eu beaucoup de coups bas au fil de ma carrière et ce qui est arrivé m'encourage à me donner encore plus et à mettre encore plus de force et d'énergie au service de la population et surtout pou met sa gouvernman pouri-la deor», nous a déclaré Rajesh Bhagwan.

 

De son côté, Sooroojdev Phokeer a répliqué sur les ondes d'une radio en affirmant qu'il a fait «un joke» et qu'il ne va «jamais s'en prendre à la maladie d'une personne».Mais diverses réactions se sont multipliées depuis que ses propos ont fusé. Parmi, il y a celles de Zaafir Neeamuth qui souffre de vitiligo. Il n'a pas manqué de partager son ressenti sur son réseau social. En postant des photos de lui, accompagnées de la légende «Because I am unique #vitiligo» ou encore en réagissant et en partageant un post de soutien à Rajesh Bhagwan, il a publié «Just like me» avec un cœur. «Je ne trouve pas du tout cela professionnel. Les personnes au Parlement sont censées nous montrer l'exemple et des propos de ce genre n'ont pas de raison d'être dans un tel lieu. D'ailleurs, ils ne doivent être dits nulle part. La maladie d'une personne ne peut pas être utilisée comme une attaque personnelle.»

 

Voilà plusieurs années que Zaafir ne rate pas une occasion de prendre la parole sur un sujet qui lui est cher. «Je n’ai pas une mais deux couleurs de peau et à cause de cela, les gens me regardent souvent bizarrement et c’est blessant de vivre comme ça. Mais je pardonne toujours...» C'est avec ces mots, en octobre dernier, qu'il nous avait raconté sa réalité. «Je n’ai pas choisi de l’avoir. C’est comme ça. Dans ma famille, c’est héréditaire. J’ai une tante qui en souffre et mon père en avait aussi à un certain moment», nous avait-il raconté.

 

Une force

 

C’est à l’âge de 14 ans que tout a commencé : «Imaginez ce que c’est pour un adolescent ! Les gens ne cherchent pas à comprendre. Ils ne réalisent pas que c’est une maladie. Ils ont des réactions qui heurtent et affectent. Ils vous jugent, vous regardent bizarrement et certains vous fuient même. Une fois, j’ai même entendu quelqu’un dire "ki mo lapo pe pouri’’. C’est affreux d’entendre ce genre de choses, surtout quand on est jeune, quand on se construit...»

 

S'il a eu des moments de faiblesse, le jeune homme est, aujourd'hui, plus fort que jamais. Et porté par l’amour de son entourage et de ses amis qui, dit-il, l’aiment comme il est, il a choisi de faire de sa différence une force : «J’ai fait un travail sur moi-même. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas vivre ma vie par rapport aux autres. Je ne fais rien de mal. Je suis jeune et je peux avoir une vie comme tout le monde. Le tout, c’est de s’aimer soi-même. Je m’aime comme je suis.»

 

Ghilian, 38 ans, a lui aussi appris à se construire avec la maladie : «Cela fait maintenant presque trois ans que je vis avec le vitiligo, avec un traitement à base de crèmes, qui m’a été plus ou moins efficace jusqu’à maintenant. Le fait de vivre avec le vitiligo au quotidien peut être des fois très désarmant, très dur, puisqu’on est tout le temps face au regard des autres. Et souvent, il faut se reprendre à cause du regard que l’on projette sur soi-même. On ne choisit pas d’avoir le vitiligo, il faut juste vivre avec, avec les traitements, et faire le choix de juste vivre, qu’importe le regard des autres. Donc, psychologiquement, il faut quand même une certaine force pour gérer tout ça. Et si maintenant, dans un endroit comme le Parlement, où l’on discute de lois, du futur du pays, on va tomber aussi bas pour dénigrer une personne atteinte de la maladie, c’est un grand manque de respect pour tous ceux qui en sont atteints et le speaker aura beau venir s’excuser, le mal est déjà fait... Il est facile de se moquer, il est moins facile de faire oublier la vilaine remarque…»

 


 

Des propos qui révoltent

 

Encore une fois, Sooroojdev Phokeer suscite choc et révolte. Lors de la séance parlementaire du mardi 3 août, il a lancé à 11 reprises un étonnant «look at your face», une phrase jugée discriminatoire, au député Rajesh Bhagwan. Ce jour-là, le speaker a même quitté l’hémicycle en pleine PNQ entre Xavier-Luc Duval et Anwar Husnoo. «If I’m not needed, then I’m going, it’s as simple as that», a-t-il lance, avant de faire son walkout.

 

Deux jours plus tard, alors que la polémique ne cessait d’enfler, le speaker n’a eu d’autre choix que de se défendre en évoquant, sur une radio, un simple «joke». Cette défense n’a, évidemment, convaincu personne et a même servi à lui attirer davantage de foudres. L’affaire a d’ailleurs eu un écho international avec la BBC qui a fait mention d’un speaker qui a été critiqué pour avoir humilié un député atteint du vitiligo. Le président des Seychelles a, lui, déclaré à la State House de Mahé que les Seychellois sont bien plus civilisés que les parlementaires mauriciens.

 


 

Un départ réclamé avec force

 

Ça fait un petit moment que ça dure. De tous les speakers de l’Assemblée nationale, il est certainement l’un des plus critiqués et contestés. Alors que semaine après semaine, l’opposition dénonce un comportement indigne, ils sont nombreux à se dresser contre lui. La semaine dernière déjà, d’anciens parlementaires, dont Armoogum Parsuramen, Bashir Khodabux, Alain Laridon, Sheila Bappoo et Fokeer Dharmanand, condamnaient, face à la presse, les agissements du speaker. Et, il y a quelques jours, c’est devant le Parlement que Raouf Khodabaccus et Ivan Bibi ont manifesté pour réclamer son départ.

 

L’opposition, elle, est montée au créneau. Les Travaillistes ont fait appel au président Pradeep Roopun pour qu’il intervienne et prenne des actions nécessaires. Une lettre a aussi été envoyée à la National Human Rights Commission et à l’Organisation mondiale de la santé. L’Alliance de l’Espoir a, elle, réclamé le départ d’un speaker «qui a franchi la ligne rouge». Évidemment, du côté de la majorité, c’est motus et bouche cousue, même si dans les coulisses, il se murmure que cet épisode embarrasse définitivement le gouvernement.

 


 

Sooroojdev Phokeer, un speaker contesté et contestable ?

 

Fidèle du MSM depuis de nombreuses années, il a été nommé speaker en 2019, après avoir été ambassadeur à Washington, aux États-Unis. Depuis qu’il occupe ce poste à l’Assemblée nationale, son comportement et ses prises de position ont souvent créé la polémique. Entre expulsions et suspensions à tout va, le «loudspeaker» ne fait pas dans la dentelle. Avant son «look at your face», il avait surpris en suspendant de manière indéfinie Arvin Boolell qui avait tenté d’intervenir lors d’une PNQ. Il y a aussi l’épisode des injures lancées par une voix féminine qui, selon le speaker, n’a jamais pu être retracée. En mars, suite à des protestations, ce sont Paul Bérenger, Arvin Boolell et Rajesh Bhagwan qui avaient été suspendus, alors que Patrick Assirvaden avait été expulsé. En 2020, il avait même expulsé toute l’opposition du Parlement. Une première dans l’histoire.

 

Textes : Christophe Karghoo et Amy Kamanah-Murday

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