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12 mars 2018 02:04
Sa vie à elle seule est un film. Plusieurs films même. Saoud Chady a 27 ans lorsqu’il ouvre le cinéma ABC (diminutif d’Abbas, le prénom de son grand-père) à Rose-Hill, avec ses frères Farook et Bakar, en 1981. Aujourd’hui âgé de 64 ans, notre interlocuteur revient sur son amour pour le septième art.
Cet univers, il l’a côtoyé dès l’enfance. Son oncle Ismaël était propriétaire du cinéma Buckingham Palace et toute sa famille s’y rendait pour voir des films hollywoodiens et bollywoodiens. Luna Park, Majestic, Rex, Opera House… il a aussi connu ces salles de cinéma. Avec calme, Saoud nous raconte ce passé tout en cinéma. «Les salles de cinéma étaient plus grandes. Une salle pouvait accommoder jusqu’à 1 500, 2 000 personnes. Dans les années 50, il devait y en avoir près d’une quinzaine à Maurice. Et ça roulait ! On parle d’une séance de trois films, avec un public qui entrait dans l’après-midi pour en sortir tard dans la soirée ! C’était très rentable.»
Le prix d’un ticket : entre 25 et 75 sous. Par contre, pour ce qui est des conditions dans lesquelles le cinéphile regardait un film, on repassera : «On se retrouvait dans une salle non climatisée, souvent sale car on ne nettoyait pas entre chaque film. Parfois, il y avait des bestioles, des sièges déchirés et ceux qui se trouvaient au fond faisaient du bruit ou plaçaient des commentaires qui faisaient rire ou qui embêtaient ceux qui étaient à l’avant.»
Malgré tout, il y avait un engouement pour le cinéma. «C’était, pour beaucoup de gens, ‘‘la’’ distraction par excellence. Le public restait souvent pour voir trois films. Certaines personnes allaient voir le même film tous les week-ends, jusqu’à dix fois dans certains cas», se souvient Saoud.
Parmi les longs-métrages les plus mémorables de cette période pré-Indépendance : Zoli lekay (l’écaille faisant référence au rouleau de pellicule du film), Les Dix Commandements, Autant en emporte le vent, les longs-métrages avec Amitabh Bachchan, qui étaient un événement en soi, et les westerns italiens, entre autres. Nul besoin des réseaux sociaux : les affiches étaient placardées sur les murs et publiées bien plus tard dans les journaux.
Le sinema lontan, c’était aussi des films érotiques. Il y avait Emmanuelle, entre autres : «Parfois, lors de séances ordinaires, certaines salles inséraient des bouts de pellicule de films érotiques. Et ça attirait du monde !» selon Saoud qui revient également sur des affrontements, que l’on nommera «bagarres raciales», qui ont eu lieu peu avant l’Indépendance. «J’ai entendu dire que tout avait commencé dans une salle de cinéma. Heureusement, ces affrontements n’ont pas duré longtemps.»
Par contre, ce qui a duré un long moment, ce sont les cinémas ABC. Dès le premier film projeté, Rocky, avec Sanjay Dutt, la police était sur place pour calmer certaines personnes qui faisaient du bruit. Propreté, salle climatisée… Pour Rs 9 la séance, le cinéma moderne débarque en 1981. Malheureusement, après une escale à Rodrigues en 1999, qui n’a duré que quelques années, les cinémas ABC, à Rose-Hill, ferment leurs portes en 2010, cédant la place au KaféT@ Komiko. Les salles de Curepipe, quant à elles, sont laissées aux responsables des cinémas Star en 2007. «Nous avons résisté autant que nous le pouvions. Mais les salles n’étaient plus rentables. Entre-temps, mon frère Farook est décédé, la TVA a fait grimper le prix des billets, entre autres difficultés. Nous avions beaucoup investi dans les systèmes DTS, Dolby, 5.1, de vraies révolutions sonores à l’époque.»
Bien que les cinémas ABC soient aujourd’hui de l’histoire ancienne, Saoud aime toujours autant le cinéma. D’ailleurs, après avoir vu Padmaavat, il est tout excité à l’idée d’aller voir Black Panther.
Et quel avenir pour les salles de cinéma ? «J’avais prédit que les salles de cinéma se trouveraient dans des centres commerciaux. Et je prédis que d’ici 10 à 15 ans, peut-être moins, nous aurons de vrais complexes de cinéma, avec une dizaine, voire une vingtaine de salles. Je ne sais pas si je serai encore là pour voir tout ça mais c’est pour moi la prochaine étape», lance Saoud.
Si les cinémas ABC ont tiré leur révérence, dit-il, le cinéma a encore de belles années devant lui.
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