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16 mars 2015 03:53
Le visage tendu, la mine fatiguée. L’homme qui sort du bureau du Central Criminal Investigation Department (CCID) vers 1 heure, dans la nuit de vendredi à samedi, après quatre heures d’interrogatoire, semble dépassé par la situation, un peu perdu même. Et sa longue nuit n’est pas terminée. Il doit maintenant se rendre à Rivière-Noire pour participer à une reconstitution des faits.
Cet homme, c’est celui qui a juré un affidavit en début de semaine pour dire qu’il a vu Iqbal Toofanny se faire brutaliser par des policiers dans la soirée du dimanche 1er au lundi 2 mars, au poste de police de Rivière-Noire. Le suspect, un habitant de Vacoas, a rendu l’âme le lendemain matin, à l’hôpital. Sa famille est montée au créneau pour dénoncer un cas de brutalités policières et l’affaire a pris une tournure nationale avec des réactions de toutes parts et une manifestation pacifique de la famille.
Le sergent Persand et les constables Laboudeuse, Gaiqui, Numa et Ragoo, de la CID de Rivière-Noire, ont même été arrêtés sous une accusation provisoire de torture by public official. Ils nient les faits allégués et ont obtenu la liberté conditionnelle. Mais depuis que l’habitant de Rivière-Noire, un vigile, s’est présenté avec des révélations accablantes, il y a des chances qu’ils soient cette fois accusés d’homicide.
Déposition formelle
Après avoir juré son affidavit, l’homme était très attendu aux Casernes centrales pour faire une déposition formelle. Celle-ci a été recueillie vendredi soir. C’est à 19h30 que celui qui est considéré comme le témoin vedette dans cette affaire arrive devant les locaux du CCID, en compagnie de ses hommes de loi : Me Assad Peeroo, avocat, et Me Kaviraj Bokhoree, avoué.
Vêtu d’un short rappelant le treillis militaire et d’un blouson, une casquette vissée sur la tête, cet habitant de Rivière-Noire, âgé de 58 ans, tente tant bien que mal d’éviter les photographes de presse et les cameramen présents sur place. Mais les nombreux flashs n’arrêtent pas d’illuminer son visage. De guerre lasse, il se laisse finalement photographier aux côtés de ses hommes de loi.
Une de ses deux filles et deux autres proches l’accompagnent. Mais ils ne pourront pas assister à l’interrogatoire. Le policier en poste à la CCID Operations Room autorise uniquement le principal concerné et ses hommes de loi à emprunter l’escalier qui mène à la salle d’interrogatoire. Il peut commencer son grand déballage.
Détails supplémentaires
Dans sa déposition, le témoin vedette revient sur les raisons qui l’ont poussé à jurer son affidavit avant de fournir des détails supplémentaires aux enquêteurs. Il explique qu’il travaille comme «maçon ros» le jour et aussi, depuis le 27 décembre 2014, comme vigile de nuit au Mont & Glaise Club. Celui-ci se trouve à côté du poste de police de Rivière-Noire. Ils sont séparés par un mur.
Selon le vigile, le dimanche 1er mars, vers 23 heures, il a vu celui qu’il appelle «le sergent Gaiqui» en train de fumer à l’extérieur du poste de police. Il aurait demandé au policier ce qu’il faisait dehors et celui-ci aurait rétorqué : «Mo finn trap enn kouyon ki finn kokin loto. A fors monn bat li mo lame inn vinn rouz li pa le dir mem.»
Pour appuyer ses dires, le policier lui aurait montré sa main droite toute rouge. Peu après, le «sergent Gaiqui» serait rentré à l’intérieur du poste de police. Le vigile précise qu’il se trouvait toujours sur son lieu de travail quand il a entendu, plus tard, quelqu’un crier : «Pa bat mwa mo pa finn kokin !»
Il se serait alors approché du mur de séparation pour voir ce qui se passait et aurait vu quatre hommes en train d’en tabasser un autre : «So latet ti pe ale vini ek li ti pe gagn bate.» Les assaillants, dit-il, répétaient à leur victime : «Si to pa ale nou pou touy twa.» Plus tard, vers 5 heures, il aurait vu les policiers embarquant le suspect dans un 4x4 «kuma enn zanimo». L’habitant de Rivière-Noire affirme qu’à ce moment-là, il ne connaissait pas l’identité de la victime, mais qu’il a reconnu les quatre hommes qui le tabassaient et peut les identifier. Cette agression, dit-il, l’a beaucoup affecté.
C’est par le biais d’une de ses filles, dit-il, qu’il a appris qu’un homme est décédé après qu’il aurait été tabassé par des policiers de Rivière-Noire dans la nuit du dimanche 1er au lundi 2 mars. Il lui raconte alors tout ce qu’il a vu et entendu, et veut rapporter l’affaire aux autorités «en tant que citoyen responsable». Selon son avocat, c’était particulièrement dur de garder ce qu’il savait pour lui en ces temps de carême catholique. Il choisit de jurer un affidavit d’abord, car il craint pour sa sécurité. Mais il doit aussi faire une déposition formelle pour les besoins de l’enquête.
Il est 1 heure, samedi matin, quand le vigile quitte la salle d’interrogatoire du CCID en compagnie de son client. Me Bokhoree avait quitté les lieux un peu plus tôt en précisant que sa présence n’était pas requise. Les limiers vont bientôt le convoquer pour en savoir plus sur les circonstances dans lesquelles l’affidavit a été juré.
L’air frais de la nuit semble avoir un effet bénéfique sur le star witness qui se détend un peu et paraît heureux de retrouver les siens. Alors que les policiers l’embarquent dans une Toyota Prado blanche en direction de Rivière-Noire, il insiste pour aller fer «enn ti tour». Sa fille doit intervenir pour expliquer aux policiers qu’il veut seulement aller aux toilettes. L’homme semble déboussolé à ce moment-là.
Reconstitutions
D’un côté, les policiers insistent pour qu’il rentre dans leur véhicule afin de se rendre au poste de police de Rivière-Noire. De l’autre, les siens veulent le voir pour prendre de ses nouvelles. Me Assad Peeroo essaie de calmer les esprits en invitant la fille du témoin à partager le siège arrière du véhicule de la police avec son père.
Sur place, le vigile montre aux enquêteurs les différents endroits dont il fait mention dans sa déposition alors que le photographe du Scene of Crime Office prend des clichés. Le dessinateur de la police, lui, effectue des mesures pour pouvoir réaliser des croquis montrant où se trouvait le témoin lorsqu’il aurait vu et entendu des choses.
Cet exercice prend fin vers 3 heures. Fatigué, le témoin rentre chez lui avec le sentiment du devoir accompli, comme le souligne son avocat : «Mon client a montré aux enquêteurs tous les endroits importants qu’il évoque dans sa déposition. Les enquêteurs m’ont fait comprendre qu’ils feront appel à lui en cas de besoin.» Ainsi s’achève cette longue soirée du vendredi 13 pour l’habitant de Rivière-Noire.
De nombreuses zones d’ombre autour de l’enquête
«Où sont passés tous les documents ?» Yousouf Toofanny, un habitant de Vacoas, est un homme en colère. Le vendredi 13 mars, en cour, ses proches et lui apprennent que l’hôpital Victoria ne détient aucun dossier sur l’admission d’Iqbal Toofanny. Cela, suite à une déclaration du Senior Health Record Clerk de l’hôpital Victoria. Les enregistrements vidéo de son passage dans cet établissement hospitalier ont également disparu. «Ou kapav krwar tou zimaz kamera inn perdi. Bizin kone kot zot inn ale. Ki sa la polis kinn pran sa la», se demande Yousouf Toofanny.
L’Acting Regional Health Services Administrator a, pour sa part, expliqué à la cour que les enregistrements vidéo témoignant de la présence d’Iqbal Toofanny à l’hôpital le lundi 2 mars ont été effacés automatiquement après cinq jours. Ce que réfutent les proches du défunt. «J’ai les mêmes caméras chez moi. Les images s’effacent automatiquement tous les 15 jours. Qui les
a effacées ? Les autorités doivent assumer leurs responsabilités», soutient Jameel Peerally, membre du comité de soutien Iqbal Toofanny.
L’enquête judiciaire reprend ce mardi. Une reconstitution des faits est prévue ce jour-là, car plusieurs zones d’ombre planent sur cette affaire. Le sujet a fait l’objet d’une Private Notice Question mardi dernier.
Les enquêteurs du CCID, eux, s’interrogent sur la version du témoin principal dans cette affaire. Lors de son interrogatoire, ce vigile de nuit a déclaré avoir parlé au «sergent Gaiqui» et vu quatre hommes en tabasser un autre. Il a précisé qu’il pouvait les identifier. Les limiers du CCID se demandent, eux, si les lieux étaient assez éclairés pour que le témoin identifie de manière sûre les quatre assaillants et celui qu’il présente comme le «sergent Gaiqui».
Le star witness, dans sa déposition, explique également que ce dernier lui a montré sa main toute rouge après avoir commis son forfait et que l’homme agressé avait la tête qui «ti pe ale vini». Cependant, le rapport des médecins légistes indique qu’Iqbal Toofanny a reçu des coups de pied et non des gifles.
Les enquêteurs s’interrogent, en outre, sur les heures avancées par le vigile qui, dans sa déposition, dit avoir parlé au «sergent Gaiqui» à 23 heures. Le diary book de la police indique que seul le constable Laboudeuse se trouvait dans les locaux de la CID de Rivière-Noire cette nuit-là, étant de garde. Les différents records indiquent qu’Iqbal Toofanny a été interpellé par une équipe de l’Emergency Response Service vers minuit, avant d’être conduit au poste de police de Rivière-Noire où il est confié à la CID vers 3 heures. Le constable Laboudeuse aurait appelé son supérieur, le sergent Persand, pour l’en informer. À la demande de ce dernier, il aurait sollicité la présence d’autres membres de l’équipe sur place. L’interrogatoire du suspect aurait démarré peu après 3h30.
Les antécédents du témoin oculaire laissent planer le doute sur sa version, selon les enquêteurs. Le 25 juin 2012, une des filles du star witness a été interpellée, après qu’un habitant de la localité eut porté plainte contre elle pour le vol d’un chien de race.
Mais Me Kaviraj Bokhoree affirme, lui, que son client souhaite uniquement aider l’enquête. «C’est une personne juste et courageuse. Je dénonce la victimisation qu’il pourrait subir. Il a peur.» Me Assad Peeroo abonde dans son sens : «Mon client sollicite une protection policière. J’ai écrit au commissaire de police à cet effet.»
Les cinq policiers de retour aux Casernes centrales
L’affaire va de rebondissement en rebondissement. Selon nos recoupements, le sergent Persand et les constables Laboudeuse, Gaiqui, Numa et Ragoo se rendront aux Casernes centrales dans les jours à venir pour s’expliquer suite à la déposition du star witness. Ce dernier devra également se rendre aux Casernes centrales pour une parade d’identification. Cet exercice est prévu pour demain, lundi 16 mars. Au quartier général de la police, il se dit que l’accusation provisoire de torture by public official qui pèse sur les policiers arrêtés pourrait passer à une accusation d’homicide.
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