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Les sacrifiés du Metro Express | La Butte : les Rujubali au cœur du cauchemar

4 septembre 2017

Azam Rujubali et les siens faisant obstruction à la police.

Les images tournent en boucle dans sa tête. Assis au milieu du chaos qui règne dans ce qu’il reste de sa cour, Azam Rujubali a encore du mal à réaliser les terribles scènes qui se sont jouées chez lui au cours de ces deux derniers jours. Autour de lui, ses meubles démontés et abîmés, ses vêtements, ses effets personnels, des débris de béton, des tuyaux déracinés, les restes de sa clôture détruite à coups de bulldozer témoignent de la violence avec laquelle, le vendredi 1er septembre, s’est faite la démolition de sa maison pour faire place au projet Metro Express.

 

L’humiliation que lui et les siens ont subie, dit-il, n’a pas de prix. Cette maison, c’est le seul patrimoine que possède sa famille. 40 ans d’histoire qui partent en fumée. «Mon papa Gorah a économisé roupie par roupie. Il était marchand de gâteaux. Mes parents se sont sacrifiés pour la construire. Nous sommes tous nés ici, nous y avons grandi et aujourd’hui, on nous chasse comme de vulgaires criminels. On nous traite d’illégaux dans notre propre maison.»

 

L’insoutenable douleur des Rujubali face à la démolition de leurs maisons.

 

À la rue Mgr Leen, à La Butte, la scène attire le regard des passants. Le samedi 2 septembre, alors que la communauté musulmane célèbre le Bakrid, le cœur d’Azam Rujubali, lui, est loin d’être à la fête. Proches et amis affluent au domicile de la famille pour apporter à celle-ci réconfort et soutien. «Jamais je n’aurais imaginé passer un jour de fête dans un tel état. J’avais déjà acheté un cabri pour faire un dernier sacrifice dans ma cour mais ils m’ont aussi enlevé ce droit.» Face aux accusations disant que sa famille et lui sont en situation illégale, il réfute. Selon lui, ce n’est que le 29 août qu’il a reçu le papier l’informant que les deux maisons se trouvant dans sa cour allaient être démolies le 31 août. «J’ai tous mes papiers et je les présenterai en Cour. Ils ont évalué ma maison à Rs 1,5 million. Comment voulez-vous que je trouve une maison et un terrain dans cette somme ? J’ai proposé une maison à Rs 3,5 millions mais ils ont refusé.» D’ailleurs, aucune somme ne pourra, dit Azam, réparer la souffrance morale et émotionnelle infligée à sa famille.

 

Depuis, tous ont perdu le sommeil. De temps à autre, alors que les souvenirs de toute une vie passée en ces lieux remontent à la surface, les larmes de désespoir affluent. Sur les visages, la souffrance et le traumatisme causés par les événements de la veille sont tout aussi visibles. Après une nuit agitée, les images de cette journée infernale ont du mal à se dissiper. Vendredi matin, alors qu’Azam Rujubali mène depuis des mois une lutte acharnée contre le projet de Metro Express et l’expropriation de ses biens immobiliers, tout s’est accéléré, malgré le sursis accordé par la Cour. Subitement, la police a débarqué avec un ordre de démolition. Pour les Rujubali, le choc est inévitable. Sous le coup de l’émotion, Nazoomah, l’épouse d’Azam, perd connaissance. Transportée d’urgence à l’hôpital, elle y est admise. Déboussolés, révoltés, désemparés, les membres de la famille Rujubali résistent de toutes leurs forces pour ne pas perdre leur bien le plus précieux, l’endroit où ils sont nés et ont tous grandi.  

 

 

Alors que la pression se fait plus forte, Azam Rujubali se précipite à la cour pour obtenir un ordre intérimaire afin de stopper la destruction. À La Butte, Nishar et Noorayesha, ses enfants, avec derrière eux famille et amis, font front. Face à la résistance, la police intensifie son dispositif. Pour déloger cette famille, des centaines de policiers, les renforts de la Special Support Unit (SSU) et de la Special Mobile Force (SMF), la police anti-émeute, un camion blindé, des hélicoptères et des bulldozers sont sollicités. «On aurait dit que nous étions les pires criminels qui existent. On nous a traités comme des chiens, sans aucune humanité. Ce sont des dictateurs», s’insurge Nishar.

 

Épuisée, Noorayesha revoit la journée de ce vendredi noir sans arrêt. Incapable de se résigner face à ce qu’elle considère être une injustice, elle s’est battue, à coups de cris et de larmes, pour faire reculer les policiers. Elle revoit les policiers emporter leurs meubles. Elle revoit aussi les autres membres de sa famille s’asseoir devant le bulldozer qui s’apprête à détruire la seule maison qu’elle n’ait jamais eue. La foule qui s’est amassée crie de les laisser en paix. La tension est alors à son paroxysme. La police ordonne à ceux présents de se disperser mais ils refusent. La SSU fonce alors sur eux sans ménagement afin de débloquer le passage.

 

Noorayesha se revoit criant de toutes ses forces, se débattant face à leur brutalité mais ils sont plus forts et plus nombreux. Ils la traînent sur l’asphalte. Dans la lutte, ses vêtements tirés dans tous les sens, dévoilent son corps. Excédé, Nishar se jette sur les policiers pour défendre sa sœur mais une dizaine d’officiers l’immobilisent et l’entraînent hors de vue. Puis, c’est le trou noir. Elle perd connaissance et s’effondre sur le tarmac. C’est à l’hôpital que Noorayesha se réveillera. «Ils ont exposé mon corps, mes seins et mes parties privées. En tant que jeune fille, j’ai subi une grande humiliation. Je porterai plainte contre eux pour ce qu’ils m’ont fait», s’insurge-t-elle.

 

Cette journée, confie Noorayesha, restera à jamais gravée dans sa mémoire. Dans ses bras, sa tante Rouksana, atteinte d’un trouble mental, fond en larmes. «Zot fer leker dimounn fermal. Le bon Dieu va vous punir pour ça. Seigneur, où vais-je aller ?» Ainsi, pendant des heures, les Rujubali et la force policière s’opposeront sans relâche. À plusieurs reprises, la démolition reprendra malgré l’ordre intérimaire émis par la juge Rita Teelock avant d’être stoppée à nouveau. «Les policiers ne voulaient pas arrêter. À la radio, on disait que la démolition devait cesser, on a eu un papier qui disait la même chose mais ils ne voulaient pas écouter», lance Nishar. Il aura fallu attendre que la nuit commence à tomber pour que, finalement, la destruction de la maison des Rujubali soit stoppée, leur accordant un peu de répit après l’une des pires journées de leur vie.  

 

Depuis ce vendredi noir, les Rujubali nagent en plein cauchemar. Au milieu de toutes leurs affaires éparpillées dans la cour, ils vivent sans eau ni électricité. En attendant lundi, jour où prendra fin l’ordre intérimaire, Azam Rujubali ne compte pas bouger. Même à bout de courage, dit-il, il continuera à se battre.

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