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Par Elodie Dalloo
14 décembre 2020 13:40
«On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité.» Cette citation de Voltaire a pris tout son sens pour l’entourage de Soopramanien Kistnen, ainsi que pour ceux qui se battent à leurs côtés en quête de justice. Voilà près de deux mois depuis que le corps calciné de cet activiste du MSM, âgé de 52 ans, a été découvert dans un champ de cannes à Cité Telfair, Moka. Alors que cette affaire avait d’abord été traitée en suicide – une théorie à laquelle sa famille n’a jamais cru –, l’enquête judiciaire instituée la semaine dernière rend de plus en plus évidente la thèse de l’acte criminel. Jour après jour, de nouveaux témoignages et de nouvelles preuves viennent confirmer ce que son épouse Simla avait affirmé dès le départ : «Il a été assassiné.»
Rencontrés à leur domicile, à Montagne-Ory, Moka, les proches de Soopramanien Kistnen affichent à présent une attitude plus sereine. Plusieurs semaines après le décès de celui qu’ils appelaient affectueusement Kaya – à cause de son amour pour le chant et la musique locale –, ils avaient presque perdu l’espoir que l’enquête aboutisse. Mais grâce à l’aide de leurs hommes de loi, qui ont grandement contribué à la faire progresser, ils sont désormais beaucoup plus optimistes. «De jour en jour, de nouveaux éléments s’ajoutent à l’enquête. Nous sommes confiants que la vérité finira par éclater. Nous sommes vraiment reconnaissants à nos hommes de loi de l’aide qu’ils nous apportent», lâche Simla, l’épouse du défunt.
Si au départ, une enquête policière bâclée avait conclu à l’hypothèse d’un suicide, Simla n’a jamais lâché prise dans sa quête de la vérité. Pour cause : «Kaya et moi étions mariés depuis 18 ans. Je le connaissais suffisamment bien pour savoir qu’il n’aurait jamais pu commettre un tel acte.» Ses proches abondent dans ce sens. «Il était un pilier pour cette famille. Il était fort, aussi bien physiquement que mentalement. Il a toujours su garder la tête froide.» Bien qu’elle ne connaisse pas les détails de ses problèmes financiers, Simla Kistnen reconnaît qu’«il devait de l’argent à plusieurs personnes» : «À plusieurs reprises, des individus, notamment Koomadha Sawmynaden, se sont présentés chez moi pour lui en réclamer. Il était difficile pour lui de rembourser ses dettes car il n’avait pas travaillé durant le confinement, d’autant qu’il était tombé malade et avait dû se faire opérer.»
À ce stade, les frères Sawmynaden ont, à plusieurs reprises, été montrés du doigt à cause de leur proximité avec la victime. Cependant, Simla Kistnen déclare qu’elle préfère ne pas tirer des conclusions hâtives. «Vu que Koomadha Sawmynaden a fait plusieurs révélations en cour, je ne pense pas qu’il soit impliqué dans le décès de mon époux. Je n’accuse pas non plus le ministre car il n’a pas encore donné sa version des faits.» Toutefois, elle n’écarte pas la possibilité qu’une connaissance de son époux, dont elle a fait mention à la police, puisse être impliquée. «S’il y a bien quelqu’un que je soupçonne, c’est un individu avec lequel mon époux a déjà collaboré. Après le confinement, il est souvent venu lui réclamer l’argent qu’il lui devait. Il était agressif et nous a menacés, nous disant : “Mo kone kouma fer dimounn disparet”.»
Les raisons pour lesquelles elle n’a jamais voulu croire que son époux a pu se donner la mort sont multiples. La première étant qu’il avait de nombreux projets pour son entourage. Très proche de ses neveux et nièces, «il espérait les voir se marier». Alors que pour son fils unique, âgé de 16 ans, «il voulait tellement le voir réussir ses études». Son départ tragique a d’ailleurs beaucoup affecté ce dernier. «Au début, cela a été un choc pour lui. Mais toute la famille se soutient mutuellement dans cette tragédie. Grâce au support de tout un chacun, il se remet petit à petit.»
Les nombreux progrès survenus dans le cadre de cette enquête ont, certes, beaucoup soulagé la famille Kistnen. Mais celle-ci ne cache pas son inquiétude quant à sa sécurité. Pour cause, il y a à peine quelques jours, une voiture a été aperçue à quelques mètres de leur domicile. «L’individu qui se trouvait à bord nous a pris en photo», relate-t-elle. Elle poursuit : «Mon fils a également été suivi en rentrant de ses cours particuliers. Le temps que se poursuive cette enquête, je n’ai eu d'autre choix que de lui demander de ne pas quitter la maison.» C’est la raison pour laquelle elle a réclamé une protection policière. Depuis, des policiers se présentent à leur domicile plusieurs fois par jour et les patrouilles sont régulières dans leur localité.
Pour l’entourage de Soopramanien Kistnen, c’est sa plus grande qualité qui lui a coûté la vie. «Il faisait toujours passer le bien-être des autres avant le sien. Il était sans doute au courant de beaucoup de choses et a été tué parce que ces secrets étaient trop lourds à porter.» Sa famille n’a aujourd’hui plus qu’un souhait : que les circonstances de son décès soient enfin révélées.
Ils tiendront une marche pacifique le 19 décembre en face du poste de police de Moka. C’est ce qu’ont annoncé Xavier-Luc Duval, Navin Ramgoolam, Paul Bérenger et Arvin Boollell le jeudi 10 décembre, lors d’une conférence de presse. Les trois partis de l’opposition, notamment le PTr, le MMM et le PMSD, invitent toute la population à y participer afin de dénoncer la manière dont l’enquête policière s’est déroulée dans le cadre de la mort de l’activiste politique proche du MSM, Soopramanien Kistnen.
Aucun indice n’avait été trouvé sur la scène de crime. C’est ce qu’un représentant du Scene of Crime Office (SOCO) avait déclaré lors de la première audience, le vendredi 4 décembre. Cependant, lorsque les membres de la famille de la victime ont passé les lieux au peigne fin le dimanche 6 décembre, avec l’aide de Me Rama Valayden, des gants et des débris d’un téléphone portable du même modèle que celui de Soopramanien Kistnen ont été récupérés. Ceux-ci ont été remis en cour, le lundi 7 décembre. Durant ces recherches, un proche du défunt a également aperçu les traces qu’une voiture rouge aurait laissées sur un rocher, à quelques centimètres de la route.
Deuxième jour d’audience
- Lors de la séance dans le cadre de l’enquête judiciaire sur la mort de Soopramanien Kistnen en cour, le sergent Mosafeer du poste de police de Moka est revenu sur les observations qu’il a faites sur la scène de crime le jour où le corps sans vie de Soopramanien Kistnen a été découvert, soit le dimanche 18 octobre. Il a confirmé que la victime était allongée sur le dos, pieds nus et poings serrés. Ont été récupérés sur place : une paire de ciseaux portant des traces de sang, des allumettes, des documents partiellement brûlés et un téléphone portable carbonisé – dépourvu de carte SIM et de carte mémoire – appartenant au quinquagénaire. Le policier a avoué avoir été surpris que la thèse du suicide ait, par la suite, été privilégiée.
- Jean Michel Marday, le gardien des lieux, a raconté avoir effectué sa tournée dans les champs à bord d’un tracteur le samedi 17 octobre. Il avait constaté qu’un incendie avait eu lieu sur une portion du terrain et en avait informé ses supérieurs, comme le veut la règle. Toutefois, il n’avait pas alerté la police car «fode 1-2 arpan ki pe brile pou inform zot. La pa ti ena boukou». Il a déclaré ne pas s’être inquiété, n’ayant rien constaté de suspect.
- Selon des documents officiels de la police de Moka, qui ont d’ailleurs été lus par Me Azam Neerooa du bureau du Directeur de poursuites publiques (DPP), c’est elle qui a positivement identifié le corps de Soopramanien Kistnen et elle y est même citée comme «l’épouse» du quinquagénaire. Mais Neha Moothee (voir hors-texte) a démenti cette information sous serment. Cette amie proche du défunt a, cependant, reconnu avoir eu une conversation téléphonique avec lui vers 15 heures, le vendredi 16 octobre, soit le jour où il a été aperçu pour la dernière fois. «Mo ti dir li mo pou rapel li apre me so portab ti tegn.»
Qui est Neha Mootee ?
Elle serait une amie très proche de Soopramanien Kistnen mais a déclaré que le frère de ce dernier serait le seul à être au courant de leur amitié. Cette coiffeuse domiciliée dans la région de Moka a raconté avoir fait sa connaissance dans la circonscription no 8 en octobre 2019, durant la campagne électorale, alors qu’il était un agent du MSM. «Nou ti kamarad pros. Nou ti abitie sorti al manze dan enn restoran Ébène», a-t-elle déclaré en cour. Le quinquagénaire, a-t-elle ajouté, avait l’habitude de venir dans son salon pour refaire son pansement suite à une intervention chirurgicale qu’il avait subie en août 2020. Selon elle, «li ti enn dimounn zovial. Li pa ti enn dimounn pou swiside. Li ti kont swisid. Tou letan li ti dir tou problem ena solision».
Troisième jour d’audience
C’était au tour d’un des témoins ayant découvert le corps de Soopramanien Kistnen d’être entendu par la magistrate. Il a expliqué que le vendredi 16 octobre, l’incendie se serait déclaré entre 19 et 20 heures, laissant deviner que celui-ci n’a pas été provoqué par des coupeurs de cannes. Il a également affirmé avec conviction qu’un deuxième incendie a bel et bien été allumé dans les champs le mardi ou mercredi suivant la macabre découverte. Il a aussi confirmé que la victime semblait effectivement serrer quelque chose dans sa main droite, comme l’avait indiqué un précédent témoin.
Simla Kistnen porte plainte à l’ICAC
C’est accompagnée des Mes Sanjeev Teeluckdharry et Anoup Goodary que la veuve de Soopramanien Kistnen s’est rendue à la commission anti-corruption pour consigner une déposition contre Yogida Sawmynaden. Ce dernier, rappelons-le, l’aurait enregistrée comme Constituency Clerk au no 8 à son insu. Elle n’aurait ainsi jamais touché le salaire mensuel de Rs 15 000 déboursé par l’État. Elle s’en est rendue compte en cherchant des explications auprès de la Mauritius Revenue Authority (MRA) après que ses démarches pour obtenir une allocation sous le Self-Employed Assistance Scheme se sont avérées vaines.
Quatrième jour d’audience
- Le policier Yerukunondu, affecté à la brigade criminelle de Moka, a été le premier à se rendre à Ébène afin de visionner les images des caméras Safe City, le 26 octobre. Il a déclaré en cour que celles-ci, datant du 16 octobre, ont montré Soopramanien Kistnen sortant de la maison de la famille Arian, à Cité Telfair, et marchant en direction d’un abribus avant de disparaître du champ de vision. Or, Me Azam Neerooa, du bureau du DPP, l’a contredit en avançant que l’ASP Seeburruth de la MCIT a déclaré dans un rapport que ces images avaient démontré que la victime avait pris place à bord d’un autobus allant en direction de Rose-Hill. Questionné sur la raison pour laquelle il n’a pas poursuivi ses recherches, le sergent Yerukunondu a répondu qu’il avait supposé que la victime était restée dans les parages avant de se rendre dans le champ de cannes où son corps a été retrouvé, vu que la thèse de suicide était privilégiée à ce stade.
- Le constable Abeeram, affecté à la Safe City Control Room d’Ébène, a été sommé de revenir le lendemain avec des enregistrements démontrant les derniers mouvements de Soopramanien Kistnen. Après qu’il a répondu que les images sont stockées durant seulement 30 jours, la cour lui a rappelé qu’il avait lui-même affirmé que le constable Manoovalloo de la MCIT avait visionné les images datant du 16 octobre le 19 novembre, soit après plus de 30 jours.
- Il serait l’une des dernières personnes à avoir vu la victime le matin de sa disparition. Parsuramen Arian, un habitant de Cité Telfair, à Moka, a également témoigné dans le sillage de cette enquête. Le vendredi 16 octobre, Soopramanien Kistnen s’était présenté chez lui vers 8 heures et lui aurait fait part de son intention de se rendre à Rose-Hill, sans lui donner plus d’explications. Parsuramen Arian a indiqué que celui-ci voulait qu’il l’accompagne mais qu’il n’a pas été en mesure de le faire. Il aurait tenté de le joindre au téléphone à plusieurs reprises, entre 15 et 18 heures, ce jour-là, en vain. «Premie kout telefonn-la ti pe sone me li pa ti pe reponn. Apre telefonn la ti tegn.»
- Parsuramen Arian, aussi connu sous le nom de Sivom, était un ami proche de la victime. Tous deux étaient agents politiques et se sont côtoyés pendant plusieurs années. Ils se voyaient régulièrement ; encore plus après que Soopramanien Kistnen avait subi une opération. En répondant aux questions de Me Rama Valayden, il a indiqué que le quinquagénaire était le «bras droit» de Yogida Sawminaden et que les deux communiquaient souvent mais que depuis peu, leurs relations s’étaient détériorées sans qu’il sache pourquoi. Il a ajouté être au courant que son ami était endetté et qu’il espérait rencontrer le Premier ministre pour lui faire part de certaines doléances. Il soutient que son ami ne se serait jamais suicidé. «Linn pass par boukou sitiasion difisil me li pa pou al fer enn zafer koumsa.»
- Sachunanda Narainsamy, le frère de Parsuramen Arian, a également soutenu en cour que Soopramanien Kistnen ne se serait jamais suicidé. Il a déclaré avoir contacté Koomadha Sawmynaden le samedi 17 octobre pour lui demander s’il savait où se trouvait le quinquagénaire. Ce dernier lui aurait répondu que la victime lui avait indiqué qu’elle avait un rendez-vous près du bâtiment de l’ICAC et qu’un 4x4 blanc l’y attendait. Il a ajouté qu’il n’était, cependant, pas au courant des problèmes de Soopramanien Kistnen.
Cinquième jour d’audience
- Koomadha Sawmynaden, dont le témoignage était très attendu, a donné à la cour des détails sur la somme de Rs 440 000 que lui devait la victime, qu’il connaissait depuis 2005. Après lui avoir prêté Rs 110 000, l’entrepreneur en bâtiment lui aurait remis la somme de Rs 330 000 pour la construction d’un mur à Bambous ; un travail qu’il n’aurait jamais effectué. Depuis, il aurait sans cesse réclamé son argent au quinquagénaire qui lui aurait promis de le rembourser une fois que ses transactions avec Yogida Sawmynaden se seraient concrétisées. Il a également parlé des contrats pour les appels d’offres qu’aurait promis le ministre du Commerce à la victime. C’est après qu’un autre individu en a bénéficié que Soopramanien Kistnen aurait menacé de faire des révélations à l’ICAC et au Premier ministre. Koomadha Sawmynaden allègue que suite à ces menaces, son frère Yogida aurait remis Rs 200 000 à la victime pour qu’il lui rembourse une partie de la somme due. Il a aussi révélé que son frère aurait remis un téléphone portable et une carte SIM à Soopramanien Kistnen ; déclaration confirmée par l’épouse du défunt.
- Koomadha Sawmynaden a également indiqué que tout ce qu’il a déclaré, il en avait déjà fait part au sergent Rostom de la CID de Moka, le 26 octobre, mais que durant cet interrogatoire qui avait duré trois heures, le policier n’aurait pas enregistré sa déposition. Ce dernier lui aurait même demandé de ne faire part de ces aveux à personne. Ce ne serait que lorsque l’épouse du défunt s’est rendue dans les locaux de la MCIT en compagnie de ses hommes de loi et que son nom a été cité qu’il a été officiellement convoqué. Il a ajouté que le sergent Rostom lui avait, à l’époque, demandé si sa voiture était de couleur rouge et qu’il avait répondu par la négative ; laissant sous-entendre que la police soupçonnait déjà qu’un véhicule de cette couleur pourrait être impliqué.
- Rappelé à la barre, le constable Abeeram a pu retracer la victime en train de prendre l’autobus à Rose-Hill pour se rendre à Beaux-Songes. Toutefois, les images s’arrêtent à La Louise car les caméras, bien qu’opérationnelles, ne possèdent aucune image. Questionné par Me Roshi Bhadain, avocat de Koomadha Sawmynaden, il a répondu qu’il n’en connaissait pas les raisons et qu’il faudrait solliciter la Mauritius Telecom ; laquelle a émis un peu plus tard un communiqué.
La Mauritius Telecom réagit
Après avoir pris connaissance de la déclaration du constable Abeeram en cour, la Mauritius Telecom a émis un communiqué en ce qui concerne le stockage des données des caméras Safe City. Elle a expliqué que la compagnie «n’héberge aucune donnée (vidéo) provenant des caméras Safe City sur ses serveurs» et les images «sont stockées sur les serveurs se trouvant au Government Online Centre». Et d’ajouter que les employés de Mauritius Telecom «n’ont pas accès et ne peuvent pas avoir accès aux données de ces serveurs».
Shakeel Mohamed : «En 2017, Yogida Sawmynaden avait nommé le Chairman et l’Executive Director du NCB»
Dans une vidéo postée sur Facebook, le vendredi 11 décembre, Shakeel Mohamed se dit «choqué par les témoignages [...] Beaucoup d’argent a été investi dans les caméras Safe City ; nous avions tous eu l’impression que ces équipements allaient être utilisés pour assurer notre sécurité. C’est tout à fait le contraire qui se passe.» Interpellé par les déclarations du constable Abeeram de la Safe City Control Room en cour, concernant des images des caméras de Safe City qui ont disparu, il a repris les raisons avancées par la Mauritius Telecom, soit le fait que les images sont sous la responsabilité du Government Online Centre, et a fait ressortir que celui-ci est géré par le National Computer Board (NCB) ; des instances gérées par le ministère des Technologies. Or, en 2017, Yogida Sawmynaden tenait ce porte-feuille et avait nommé le Chairman et l’Executive Director du NCB. Il s’interroge : «Est-ce une coïncidence ? Est-ce normal que ces données ne soient pas contrôlées par la police mais par des nominés politiques et un membre du cabinet ministériel de Pravind Jugnauth ?»
- Suite à la déposition de Koomadha Sawmynaden, le sergent Rostom a été convoqué en cour. Il a nié avoir questionné le frère du ministre sur une voiture rouge et déclare n’avoir ni vu ni entendu parler de débris rouges récupérés sur la scène de crime en début de semaine.
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