Mahébourg : pour un acte d’amour
L’image a le pouvoir d’apaiser. Malgré le mouvement incessant, les conversations hurlées, murmurées, en kreol, en français, en un mélange des deux, et l’odeur de fioul. La vue de cette nappe noire qui s’étale contre la structure du Mahebourg Waterfront ; une situation qui s’est aggravée dans la nuit de vendredi à samedi. Malgré tout cela, et si on fait taire nos sens, sauf celui de la vue bien sûr, cet instant porte en lui un message d’amour. Sur une des extrémités du front de mer de Mahébourg, des dizaines de bénévoles s’acharnent pour confectionner des boudins de paille de canne (des booms artisanaux qui ont pour but d’empêcher la propagation de l’huile lourde). Dans une danse dont eux seuls connaissent les pas, ils découpent des morceaux de «filet», y fourrent la paille, y mettent des bouteilles (pour que ça flotte, nous explique-t-on), les referment avec l’aide de grosses aiguilles et de difil peser, tressent des cordes. Sur l’eau, des bateaux attendent, avec ses plongeurs, ses skippers, ses hommes et ses femmes prêts à aller placer ces boudins lestés de blocs en mer, pour protéger la côte…
Ils vont et viennent, et portent en eux une vague d’espoir. Celle qui s’est levée, depuis qu’il a été clair que Wakashio déversait son huile lourde dans nos eaux, polluait la faune et la flore, si particulières, si sensibles, si protégées de ce coin de l’île. Depuis, ceux qui s’engagent ne faiblissent pas. «Nous serons là tous les jours, s’il le faut», confie Sandy Monrose. Ces bénévoles, de tous âges, de tous horizons, viennent d’associations et de mouvements qui se mobilisent : Eco Sud, Rezistans ek Alternativ, les forces vives de Mahébourg, la Mauritius Wild Life Foundation. Mais pas que. Il y aussi ces individus, amoureux de leur île et de leur mer, qui se sont déplacés là spontanément, répondant aux différents appels sur les réseaux sociaux : «Se nou lakaz mama ki an danze. Nou ena de lame, de lipie, nou bizin mobilize», confie Laetitia Rabaye. Leonardo Montezuma, membre de la Special Mobile Force, a profité de son jour de congé pour venir, motivé par l’urgence, la nécessité : «Kouma pou explik sa, sa lagon la li nou lavi.» Une mer qui nourrit, fait vivre. Qui est le berceau des plaisirs du zilwa. De son attachement à son île. Car dans le battement de son cœur, il y a quelque chose qui ressemble à la mélodie de la mer.
Paul-Adrien Nobin est skipper. Tout son être se tourne vers l’océan. Alors, c’est normal qu’il soit là, à aider : «C’est toute notre vie.» Aujourd’hui, l’avenir a pris des teintes encore plus sombres : «Il y a eu la Covid-19, maintenant ça. On ne sait pas de quoi l’avenir sera fait. Mais pour l’instant, notre priorité, c’est d’essayer de minimiser les dégâts.» Son frère Bertrand est, lui, plongeur. En ces temps difficiles, il essaie de survivre, de tras-trase. Avec son frère, ils sont désormais parfois maçons, parfois peintres, parfois plonzer lakwizinn : «Nous sommes tous dépassés. Mais ce que je retiens, malgré tout, c’est cette formidable mobilisation.»
De retour d’une longue et pénible journée en mer, Sandy Monrose débarque sur le front de mer en combinaison blanche souillée et raconte l’horreur : «Au large, la situation est catastrophique. C’est la marée noire. Zame tia krwar.» Travailleuse sociale de Cité La Chaux et employée de maison, pour elle aussi l’avenir a pris les couleurs du lagon : «Mon mari est skipper. Depuis le corona, nous survivons. Mem mwa mo pa kone si mo travay asire : avek sa katastrof la, bann blan pe ale, kitfwa mo travay an danze. Mo tifi, so lekol inn ferme ankor. De tou kote, problem mem.» Elle fait partie de ce lepep qui souffre. Et elle est en colère : «Gouvernman bien pouri ! Zot ti bizin pran kont bien avan. Zot inn tarde : alalila katastrof aster ! Me bon, zot lao zot, zot pa viv de la mer.»
Daveena Aubeeluck-Bauluck opère, avec son époux, le centre de plongée du Preskil. Alors que son mari aide à placer les booms artisanaux en mer, elle est là sur le front de mer. Cette mobilisation, elle en est heureuse, malgré ce déversement de désespoir : «Il faut mettre le passé de côté, ce qui est arrivé et arrivé. Il faut penser à l’avenir, à demain. Maintenant, il faut se mobiliser. Les gens viennent et ça, c’est merveilleux. Des bateaux, des skippers, des plongeurs se mettent à notre disposition gratuitement. Il ne faudra pas les oublier. Nous avons besoin du maximum de personnes.» Pour l’instant, les boudins de paille semblent faire le job : «Sans ça, Mahébourg aurait été complètement engorgé.» Avec les moyens du bord, les volontaires arrivent à contenir le fioul : «Nous n’avons pas d’ancres, ça coûte trop cher. Alors, nous utilisons des blocs pour faire tenir les booms en place. Nous faisons ce que nous pouvons. Maintenant, nous avons besoin que les autorités s’investissent ; qu’elles viennent pomper le fioul, qu’elles viennent avec leurs experts, qu’elles fournissent le matériel, qu’elles nous aident à remplacer les booms artisanaux déjà placés qui vont être saturés à un moment…»
Un appel à l’aide… qui aurait été entendu par les autorités. Plusieurs opérations ont été mises en place le samedi 8 août.
Rivière-des-Créoles : pleure, la mer
La mer joue son plus sombre requiem. Les clapotis légers ont laissé la place à des notes lourdes, difficiles. Ici, la mer se meurt et elle le fait entendre. «Se enn massak.» Sam Anit, employé du ministère de l’Environnement, le dit sans détour. La situation déjà grave au vendredi 7 août s’est détériorée dans la nuit ; l’huile lourde est encore plus présente. Au matin, le samedi 8 août, le réveil a été encore plus compliqué. Et les opérations plus intenses durant la journée, explique-t-il. Une ambiance de guerre ; avec les jeeps de la SMF et tout le déploiement. Le courant a fait échouer le fioul sur cette côte, recouvrant d’un voile noir toute cette partie de l’île, provoquant un paysage de désolation. Pendant des heures, les employés d’Atics se sont échinés à nettoyer les berges. «Pa fasil ditou. Sa loder la ousi fatig nou», lance Basantee Anthony. Les membres de la SMF, découragés, n’ont pas lâché prise pour autant. «Nou netwaye, li revini. Nepli kone ki pou fer», confie l’un d’eux.
Aniata Sanassee ainsi que ses filles et ses nièces se rendent sur place pour constater ce qui se passe : «Nou pe santi enn zafer pa normal.» Elle ne pourra retenir son incrédulité face au cauchemar. Noel Chrétien, un habitant de la région, regarde, dépité, l’horreur qui défile devant ses yeux : «Pena mo, se enn mari katastrof.» C’est là que tous les jours, il grat-grat la terre pour trouver du mangouak. C’est là que ses amis trouvent des huîtres. C’est là que les habitants essayent d’améliorer leur quotidien en allant pêcher le poisson. Alors, la tristesse dans ses yeux verts exprime le deuil d’une vie qu’il faudra faire…
Pointe d’Esny : en eaux troubles
Jamais la petite route côtière n’a connu autant de passages. Des voitures s’entassant sur les bas-côtés, des gros camions faisant le va-et-vient. Une circulation d’heures de pointe. Jamais n’a-t-elle vu autant de policiers, hurlant les consignes. La ruelle menant à la petite plage d’où on peut avoir le plus «beau» point de vue sur Wakashio a été fermée. Alors, il faut aller plus loin pour constater, regarder… S’attendre au pire. Mais, seule l’odeur du fioul donne la note olfactive du drame qui se joue. La plage et sa mer, elles, sont toujours aussi belles. Imperturbable camaïeu de turquoise et d’aigue-marine. Même si en fond de son écran, il y a ce vraquier qui sombre. Jean Ridol Edgar est là, il parle à ceux qui se sont déplacés et s’étonnent de ce paysage-là : «C’est une question de courant. Ça pousse tout sur Mahébourg, Bois-des-Amourettes, Grand-Port, Île-aux-Aigrettes…»
Pêcheur depuis qu’il a 14 ans, cet habitant de Cité La Chaux connaît les coins et recoins de ce bout de mer, s’y oriente «lizie ferme», même dans «mare nwar». Et déjà, il fait une triste constatation : «Mo kapav dir ou ki koray fini mor. Katastrof la, li la. Pa pou kapav bare ; tro tar aster. Zafer la kapav kass ande si say tir li. Ladan malere ki pe soufer.» Les pêcheurs de la région savaient ce qui allait se passer, devinaient déjà le spectre d’une fissure, il y a plusieurs jours : «Kan monn al rod mo bann kasie, mo pann retrouv zot, lamer la ti deza sal.» À 63 ans, il sait que les prochains jours seront mauvais. Mais, au moins, dit-il, lui, il peut compter sur sa pension pour survivre. Même si la mer permettait d’améliorer la vie. La Covid-19 avait déjà écrit les lignes d’une lente agonie pour les zouvrie lamer. Désormais, le cauchemar se narre en lettres de fioul : «Et les jeunes qui n’ont pas de permi lapess ? Kouma zot pou debriye ?»
Cette odeur tenace qui s’imprime dans les narines et monte à la tête ; c’est un problème qui l’inquiète aussi. Wayne Smith habite, lui, dans une villa face à la mer et il fait avec. Il sait que si Pointe-d’Esny est relativement protégée pour l’instant, il suffit d’un rien pour que la situation change : «If the wind changes direction…» Avec lui, un ami qui habite Nouvelle-France, Ahmed Mohamed, est là pour faire retirer son bateau de l’eau : «Il est noir. Même si on ne voit pas l’huile, elle est bien là.»
Un peu plus loin, Claudine Espitalier-Noël, William Hein et Matthieu Raffray, dans leur combinaison blanche tachée de fioul, reviennent d’une mission en bateau pour placer les booms artisanaux et sont reconnaissants de la «formidable mobilisation». Pour ces zanfan landrwa, il était nécessaire de mettre toute leur énergie à contribution. «Je veux que mes futurs enfants puissent profiter un jour de tout ça. Et puis, on pense à ceux qui ont besoin de la mer pour vivre», lance Claudine. Dans la voix de Matthieu, une pointe de colère : «Le gouvernement n’a pas pris les bonnes décisions. Maintenant, on doit essayer de minimiser les dégâts.» Pour lui, cette côte, c’est sa vie, ses souvenirs d’enfance, ses plus belles émotions : «On plonge ici, on nage. C’est toute notre vie…»
L’incompréhension. Ludovic Lamarque, le Mr Love local, et sa compagne Émilie Bauluck, qui ont fait le déplacement à Pointe-d’Esny, la partagent aussi : «Est-ce que les autorités ont pris les mesures qu’il fallait ? Ce qui se passe là, c’est le pire auquel on s’attendait. Doit-on se préparer à ce que les choses empirent ?» confie le chanteur, qui s’étonne que les autorités aient pu si maladroitement communiquer en évoquant des fake news et fake photos. Émilie qui a grandi à Mahébourg s’inquiète pour les pêcheurs, les skippers, le parc marin et toutes les zones sensibles, et s’interroge sur notre système et ses manquements : «Pourquoi il n’y a pas d’experts chez nous ? Pourquoi ne sommes-nous pas équipés ?»
Des questions qui s’invitent certainement dans la réflexion de bons nombres de Mauriciens qui doivent désormais faire face à l’impensable.
«Blues Bay» : vague à l’âme
Une plage au point mort. Des bateaux oscillent au gré des vagues. Pas de sorties, pas de parties de pêche. Bazile Marie et son ami, qui ne souhaite pas dévoiler son identité et que nous appellerons Ricky, sont assis. Ces deux skippers se sont déplacés pour travailler et ont appris en arrivant qu’ils ne pourront pas prendre la mer. Un autre coup dur après le confinement et l’absence de touristes dans l’île. Mais celui-là est le plus douloureux : «Nous protégeons notre lagon. Et là, ils viennent, ils mettent des booms qui sont mal attachés. Résultat : en dérivant, ils ont endommagé les coraux», raconte Bazile. Pour Ricky, le gouvernement a menti : «Depuis la semaine dernière, il y a des traces d’huile. Se enn ak kriminel de la part du gouvernement d’avoir caché autant de choses et de n’avoir pas agi. Ki nou pou fer aster ? Nou nepli ena travay. Nou res zis pou kokin.» Pour les deux skippers, les autorités auraient dû s’appuyer sur les connaissances des hommes de mer, comme eux, qui connaissent le coin comme leur poche, afin de limiter les dégâts.
À plusieurs pas de là, Joseph Terramagra, 16 ans, de Grand-Gaube, passe quelque jours de vacances en famille à Blue-Bay. Il fait filer les minutes en lançant sa ligne. «Si j’ai un poisson, je le relâcherai», confie l’ado qui est conscient de l’interdiction de pêche. En quittant la plage publique, on aperçoit le Wakashio. Danielle et Marie, propriétaires de villa, observent le triste spectacle, assises sur leur haut mur en pierres : «On est bien chagrines. On observe tous les jours le bateau. Mais on ne peut rien y faire. On espère juste que le courant nous protège. Ça ne sert à rien de critiquer.» Grégory Secondis (photo), de Grand-Bois, a, lui, dressé une tente pour une journée à la mer avec, en surplus non-demandé, l’odeur de fioul : «Mo bien tris de seki pe arive la.» Un Britannique et sa femme mauricienne se baladent. «C’est une tragédie», disent-ils.
La France à la rescousse
L’appel à l’aide du gouvernement mauricien à la France pour de l’assistance matérielle date du 6 août. Et le vendredi 7 août, elle a été acceptée. Le samedi 8 août, un avion de transport militaire est arrivé dans l’île avec, à son bord, du matériel pour lutter contre la pollution, ainsi qu'un officier de liaison de la Marine nationale et le correspondant de la lutte contre la pollution maritime par hydrocarbures de la Réunion. Un bâtiment de soutien de la marine nationale, Le Champlain, transportant également du matériel (des booms, entre autres), est, lui, attendu ce matin.
Pas de retour en classe
Cette décision concerne les établissements du secteur éducatif – écoles primaires, pré-primaires, Special Education Needs Schools, collèges et centres de formation – de Mahébourg et des régions avoisinantes.
Des manœuvres enclenchées
Elles ont pour but de pomper le reste d’huile du réservoir endommagé mais aussi de colmater d’autres fissures qui seraient apparues. De plus, les officiers de la National Coast Guard se sont activés pour placer d’autres booms afin de protéger des zones sensibles du lagon.
L’île-aux-Aigrettes en danger
Ce lieu protégé voit s’approcher la marée noire. Des photos aériennes le montrent. Pour l’instant, la Mauritian Wildlife Foundation suit la situation de près. Les espèces rares ont été déplacées.
La «solîledarité» : l’espoir, malgré tout
Elle vient de partout, elle apporte de la lumière, du courage, de l’espoir. Notre île est en mode «solîledarité». Des dons d’entreprises à la mise à disposition de matériaux nécessaires, en passant par les initiatives d’individuels, on veut aider, on veut faire la différence.
Les bénévoles : enregistrement nécessaire. Vous voulez donner un coup de pouce dans la restricted area ? Suite à une rencontre autorités-Eco Sud, vous aurez besoin de vous enregistrer avant de vous rendre sur place. Voici le formulaire : https://forms.gle/YSC85HByQpvKNUGe8.
Attention ! Les ONGs qui s’engagent le disent : évitez d’emmener les enfants, assurez-vous d’avoir le matériel adéquat, car les hydrocarbures et leur gaz sont nocifs pour la santé. Si vous voyez un animal en difficulté, n’essayez pas de le nettoyer vous-même, contactez la Mauritian Wildlife Foundation (5789 2013) ou le National Parks and Conservation Service (5251 1984 – 5789 2013).
Pas sur place. Vous n’êtes pas obligé/e d’y être pour aider. Eco Sud a mis en place un système de collecte de dons. Beau-Plan, le Creative Park à l’arrière de l’Aventure du Sud - Elodie : 5827 7495 ; Sud - Catherine : 5762 7526, Jade : 5250 6121. De plus, vous pouvez participer aux différentes initiatives citoyennes qui ont lieu à travers l’île.
Pour suivre. Un groupe Facebook a été créé afin de communiquer sur ces élans d’aide et de générosité : Wakashio - Oil Spill - Anou Mobilisez.
De l’herbe séchée, de la paille… À Vacoas, ce samedi matin, tout comme d’autres endroits de l’île, on se mobilise ; on ramasse les herbes séchées ou alors de la paille de canne afin de les acheminer vers ceux et celles qui confectionnent les booms artisanaux.
Des salons de coiffure se mobilisent. Ils offrent des coupes gratuites afin de récolter les cheveux qui peuvent servir à «bloquer» l’huile. Informez-vous auprès de ceux que vous avez l’habitude de fréquenter. De plus, des individuels organisent des récoltes de cheveux au quotidien.
Elles se coupent les cheveux. Une initiative familiale. Axelle Figaro, sa maman et de sa sœur ont changé de tête pour la bonne cause. «Ma maman et ma sœur m'ont motivée parce que nous avons grandi à Mahébourg et que j'ai été au collège là-bas pendant sept ans. Nous avons pensé au lagon, nous avons voulu aider», confie la jeune femme.
À Mahébourg, ils ont besoin. Du difil nilon, des bouteilles en plastique, de la paille de canne, des blocs.