Publicité

Ma vie de SDF

16 mars 2015

Dans la rue, Jason et Charlène, tous deux âgés de 23 ans, doivent faire face aux attaques sans toujours pouvoir se défendre.

Lorsque la nuit tombe et que Port-Louis devient déserte, la capitale prend un tout autre visage. À 18 heures, les moteurs et le klaxon des voitures laissent place au silence et les milliers de personnes qui arpentent les rues durant la journée disparaissent, donnant à la ville une autre allure. C’est là qu’ils sortent de l’ombre. Certains transportent un sac en piteux état, dans lequel ils disposent probablement de quelques maigres affaires. D’autres ramènent des feuilles de carton qui leur serviront de lit ce soir. Peu à peu, ils prennent possession des lieux, s’installent au Jardin de la Compagnie, devant l’église de l’Immaculée, où ils dorment à la belle étoile, qu’il vente ou qu’il pleuve. Quelques-uns se mettent à l’abri dans les salles des guichets automatiques des banques. On les appelle les sans-abri, les sans domicile fixe (SDF).

 

Sur la place marchande à la rue La Chaussée, là où toute la journée ça grouille de monde, trois personnes occupent l’espace vide. Sur l’un des étals, Jason, Sandra et Charlène discutent, bouteille de rhum à la main. Au premier abord, ils ont l’air jeunes. Fait assez surprenant, car lorsque nous pensons aux sans-abri, nous avons en tête l’image de personnes âgées. Suspicieux, ils hésitent à engager la conversation face à des inconnus, mais concèdent peu à peu à se confier. Charlène et Jason qui souffre d’un handicap, ont tous les deux 23 ans. Sandra, elle, a 36 ans, ce qui confirme notre première impression.

 

Cette dernière nous révèle être mère de quatre enfants, qu’elle n’a pas vus depuis plusieurs mois. La tristesse et le désarroi se mêlant à l’ivresse, les larmes lui montent aux yeux jusqu’à ce qu’elle explose : «Ce n’est pas une vie ! Ce n’est pas une vie ! Moi, je n’ai pas eu de maman ni de papa. À 13 ans, je suis tombée sur un homme drogué et violent. J’ai été coupeuse de cannes pour vivre moi», s’écrie-t-elle, incapable de finir sa phrase. Elle prend vite une gorgée de rhum pour se calmer. Impossible. Elle pleure, parle de ses enfants et demande la minute d’après d’arrêter, évoque son histoire, avant de demander à quoi ça sert de ressasser tout ça. Elle dit vouloir changer de vie, mais n’y croit pas vraiment : «Nous ne voulons pas finir dans un couvent. Nous aimons notre liberté.»

 

Aujourd’hui, comme tous les jours, ils ont passé la journée à arpenter les rues, à «trase» sur ce qu’ils appellent le «koltar». Ils font la charité pour avoir quelques sous, pour pouvoir manger quelque chose et acheter leurs cigarettes et leurs bouteilles. Récemment, ils ont trouvé une maison abandonnée qu’ils squattent en ce moment. Les trois acolytes se sont rencontrés il y a quelque temps. Depuis, ils forment une petite bande. «Nous restons ensemble. Nous veillons les uns sur les autres», confie Charlène qui nous demande une cigarette avant de poursuivre son récit.

 

Descente aux enfers

 

Trois ans que cette jeune femme vit dans la rue. Elle raconte avoir eu une enfance difficile et avoir vécu dans des conditions précaires : «Je ne sais pas lire ni écrire. Je ne suis pas beaucoup partie à l’école. J’étais une enfant assez difficile et j’ai eu des soucis avec l’alcool assez tôt. J’ai eu un enfant qui, aujourd’hui, vit avec sa grand-mère.» Quand, à la mort de ses parents, des problèmes font surface entre elle et ses frères et sœurs, Charlène se retrouve à la rue. Une descente aux enfers dont elle n’arrive pas s’extirper : «Bien sûr que je n’aime pas être là. Moi aussi j’ai envie d’avoir un endroit où vivre, mais je n’arrive pas à m’en sortir. Je bois pour oublier ce que je vis. Je me saoule jusqu’à tomber quelque part et m’endormir.» Dans ces moments-là, le monde des SDF se révèle particulièrement dangereux. La nuit, les attaques sont fréquentes et, dans la rue, c’est un peu la loi du plus fort qui prime. Jason en a fait les frais récemment. Il en porte toujours les traces sur son visage.

 

À cause de son handicap, il arrive difficilement à s’exprimer. Ses deux amies sont bien au courant de son histoire. Apparemment, le jeune homme a été abandonné par sa mère à sa naissance et c’est une dénommée Thérèse, sans-abri elle aussi, qui l’a recueilli et qui s’est occupée de lui. Lorsqu’elle est décédée, il a erré seul pendant quelque temps, avant de tomber sur Charlène et Sandra. «L’autre jour, ils l’ont attaqué et frappé. Ils font ça pour voler ce qu’il a pu gagner durant la journée. C’est très dangereux de vivre dans la rue», raconte Charlène.

 

Elle explique que, lorsqu’ils cherchent du secours, ils se heurtent au dédain et à l’indifférence des autorités concernées. Le regard des autres est une blessure profonde chez les SDF. Ils se sentent ignorés, rejetés et méprisés, avec le sentiment d’être des déchets de la société et d’avoir perdu toute dignité. Cependant, il y a aussi, quelques fois, des bons samaritains. Il y a deux semaines, ils ont rencontré Imran qui a été touché par leur histoire et qui, depuis, vient les voir tous les jours, avec de quoi manger. Une main tendue pour, peut-être, les aider à se relever.

Publicité