Linley Chellin nétait pas à son premier accident en mer à St-Brandon mais le dernier lui a été fatal. À ses amis pêcheurs avant d’embarquer pour l’Ile l’Avocaire le jour du drame soit le week-end dernier, il leur a fait la déclaration suivante : “mo pé allé, si pa truv mwa retourné vine cherche mwa”
“Si mo pé gagne mo dipain ailleurs, mo pa pou retourne lor ziles”, s’exclame Alain, pécheur de son état. Il est de ceux qui n’hésitent pas à dénoncer les conditions de pêche à St-Brandon depuis que Linley Chellin et Bernard Céline ont péri quand leur hors-bord s’est renversé. Jean Daniel Meunier, qui était également à bord, a pu, quant à lui, s’en sortir.
Les pêcheurs de St-Brandon sont amers. La noyade de Linley Chellin, 41 ans, marqueur, et la disparition de Bernard Céline, 51 ans, ‘grevier’, le samedi 19 juin dernier, ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Un marqueur s’occupe de la pesée des poissons alors qu’un ‘grevier’ fait sécher les poissons pour les saler ensuite.
Les pêcheurs veulent du changement. Ils veulent qu’on les écoute. Ils dénoncent leurs conditions de travail. Ils travaillent sous contrat et leur contrat est renouvelé chaque trois mois, s’ils le veulent.
Vendredi dernier, 07h05, au quai D. ‘Le Gentilly’, un bateau de pêche de Raphael Fishing, accoste avec, à son bord, une quinzaine de pêcheurs. Ils arrivent de St-Brandon, un archipel situé à 245 milles nautiques au nord-est de Maurice. Ces hommes reviennent d’un séjour de plus d’un mois.
Vêtus d’un imperméable, la casquette sur la tête et leurs bagages à côté d’eux, ils n’ont qu’une idée en tête : rentrer chez eux et retrouver les leurs. Mais ils ne sont pas là que pour ça. “Nou là pou ene dernier homaz à éne camarade, éne frère du métier ki finn perdi so la vie dans nu lunivers : la mer”, nous dit Steve, un pêcheur.
Sécoués par la mort de Linley, leur ami et collègue, ils ont exprimé à leur employeur leur souhait de venir assister à ses funérailles.
Ce drame qui les a frappés a été, pour eux, comme un déclic. “Bizin cozé aster. Bizin coz lor condition dans lakel nou travail. Très difficile pou décrir sa. Fodé la bas pou trouvé. Kouma bizin litté, kouma bizin tracé pou gagne nu lavi. Lavi peser déjà pa facile. En plis, personne pa aide nu. Nu bizin travail dan bann conditions difficiles”, soutient Noël.
Les pêcheurs de St-Brandon ne connaissent pas de répit. S’ils veulent toucher un salaire décent, ils doivent travailler sept jours sur sept. Alain est aigri, fatigué. Sa famille est la seule raison qui le motive à braver les dangers de la mer “pou capave soigne zotte”.
Contrairement à certains pêcheurs qui, se taisent par peur, disent-ils, de représailles, d’autres, comme Alain, n’hésitent pas à parler.
“Il n’y a pas de gilet de sauvetage; jamais je n’en ai vu depuis mon arrivée sur l’île”, s’écrie Cyril. À Jean-Noël de poursuivre : “Il n’y a pas, non plus, de fusées de détresse, ni de radio, ce qui nous aurait été d’une grande aide quand les moteurs tombent en panne”.
Quand les trois malchanceux - Bernard, Linley et Jean-Daniel - ont embarqué pour l’île Avocaire, il n’y avait pas de gilet à bord de leur hors-bord (Ndlr : canot motorisé de 18 pieds en fibre de verre). “Nu ti éna nu 1 tonne poissons, 1 tank lessence qui nu ti vérifié, manzé, boir ek pardessus”, raconte Jean-Daniel, assistant marqueur.
Absence d’eau potable
Alain Langlois, un des directeurs de Raphaël Fishing, réfute ces allégations : “Il y a des gilets au store, ce sont les pêcheurs qui refusent de les porter. D’ailleurs, l’année dernière, ils ont découpé une trentaine de gilets abîmés par la moisissure pour en faire des bouées pour les casiers. Pour ce qui est de la radio, il n’y pas d’électricité sur l’île; donc, il est impossible de recharger la batterie”.
Quant au rescapé, Jean-Daniel Meunier, il est certain d’avoir vu des gilets de sauvetage sur l’île Raphaël : “Éna li, selma nu pas servi parski pa kapav travay couma bisin are sa”.
Exploitation. Les pêcheurs de Raphael Fishing en ont marre. Selon eux, la compagnie leur achète 1 kg de poisson (berry ou capitaine) à St-Brandon à Rs 9 alors qu’à Maurice le 1/2 kg de ce poisson est vendu entre Rs 60 et Rs 65. Selon eux toujours, Raphael Fishing leur achète 1 kg de homards à Rs 80 pour le revendre à Rs 100 le 1/2 kg à Maurice. Nous avons essayé, à plusieurs reprises, d’avoir une réaction d’Alain Langlois après la déclarations de ces pêcheurs, mais en vain.
Ces pêcheurs se plaignent aussi qu’il n’y a pas d’eau potable sur les îles : “Fodré ramasse delo lapli ou atane bato vini pu gagne délo pu servi”.
Toujours selon leurs récits, ils doivent même apporter leurs couvertures quand ils se rendent sur l’île. “Ki nu pu fer. Nu bisin apporte nu couverture pu nu pa mort are fraîcheur”, dit Alain. Ils ajoutent également qu’ils doivent eux-mêmes préparer leurs repas.
Rien n’est gratuit sur l’île Raphaël. Pour se nourrir, le personnel doit acheter des provisions à leurs frais. “Sa crédit là coupé lors nu salaire”, dit Alain. La nourriture n’est pas la seule chose qu’ils doivent s’acheter : “Nu bisin même acheté nu pardessus pu protège nu contre la pli ””. Alain Langlois, encore une fois, dément cet état de choses : “Les employés reçoivent une allocation de Rs 750 par mois pour s’acheter leurs pardessus. Mais ils ont préféré passer une commande pour des pardessus fabriqués en France qui coûtent plus de Rs 1600”.
L’alcool coule à flots
La mort de Linley et la disparition de Bernard sont venus remettre en question la situation de ceux vivant sur St-Brandon.
Si Alain Langlois affirme que des fouilles minutieuses sont effectuées sur ses employés à Maurice avant qu’ils n’embarquent pour St-Brandon, ces derniers ont pourtant accès à l’alcool sur l’île. “La veille de l’accident, il y avait une soirée très arrosée dans l’île”, raconte Jean-Daniel.
À ce sujet, Alain Langlois allègue que les officiers de la ‘National Coast Guard’ (NCG), qui ont un quartier général sur l’île Raphaël, s’adonnent à un trafic de boissons alcolisées : “L’alcool arrive dans l’île chaque trois mois quand les officiers de la NCG débarquent dans l’île. Les boissons alcolisées sont échangées contre des ‘ourites secs’ et du poisson salé’”.
Selon une source autorisée des Casernes centrales, le Commissaire de police réfute la thèse selon laquelle les officiers de la NCG sont impliqués dans un trafic de boissons alcoolisées sur l’archipel de St-Brandon. “Suite à ces allégations portées contre les éléments de la NCG, le Commissaire de police a demandé un rapport du commandant de la NCG. Le commissaire affirme ainsi que toutes ces accusations sont dénuées de tout fondement”, affirme notre source.
Bernard voulait sa pipe
D’un côté, une polémique est engagée et des allégations fusent alors, que de l’autre, deux familles souffrent. “Nu pa coné si vré mem Bernard ine mort. Si au moin ti gagne so lékor nu ti pu soulagé”, soutient Réginald Céline, le frère de Bernard dont le corps n’a toujours pas été retrouvé.
C’est le même sentiment d’incertitude qui anime Florise Adolphe, la concubine du disparu: “Si la compagnie pa gagne lékor mo mari mo pu poursuiv zot (la compagnie, ndlr)”. Cette femme dans la douleur se rappelle la dernière lettre de son concubin: “Il m’avait demandé de lui envoyer sa pipe par le prochain bateau qui se rendrait à lîle Raphaël”.
Selon Jean-Daniel Meunier, alors qu’il nageait pour regagner la barrière de corail, il a vu Bernard qui essayait de nager. Il criait : “Mo pa pé capav nagé”. Il regrette de n’avoir pu sauver ses compagnons : “Mo regretté mo pa fine capave sauve zotte mais mo pa ti capav fer nanien. Mo ti truv Linley pé trappe tank l’essence avant li coulé couma Bernard”. Ils ont disparu dans les eaux troubles infestées de requins, selon Alain Langlois qui affirme que les familles endeuillées toucheront chacune une compensation, comme le prévoit la loi.
Le corps de Linley a été retrouvé mardi dernier. À ses amis pêcheurs, avant de s’embarquer pour l’île Avocaire le jour du drame, il avait dit ceci : “Mo pé allé, si pa truv mwa retourné vine cherche mwa”. Ses dernières vacances chez sa tante Maude où il vivait depuis l’âge de 13 ans remontent au mois de mai de cette année. “Il disait qu’il voulait retourner à St-Brandon parce qu’il n’avait aucun divertissement ici”, raconte un ami.
Jean-Daniel Meunier, pour oublier ces moments tragiques, se rendra mardi à Rodrigues pour se reposer: “La nuite li zour, mo nek pens sa. Mo bizin ale réposé”.
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Sylvio Michel a à coeur la sécurité des pêcheurs
Le ministre de la Pêche, Sylvio Michel, explique que son ministère “finalise en ce moment les règlements qui seront appliqués en ce qui concerne la sécurité de pêcheurs qui travaillent autour des FADS (bouées formant une île artificielle placées aul arge pour attirer les gros poissons)”. Il précise que “puisqu’il n’y a pas de règlements concernant la sécurité pour les pêcheurs basés à St-Brandon, ces mêmes mesures pourront être appliquées”.
Le ministère de la Marine mène une enquête dans cette affaire. Il soutient qu’il a aussi demandé au ministère du Travail d’en faire de même sur les conditions de travail des pêcheurs à St-Brandon. Jean Daniel a déjà déposé, vendredi dernier, au sujet de cet accident. Cette affaire sera d’ailleurs soulevée à l’Assemblée nationale mardi prochain par le député Megduth Chumroo.
Les pêcheurs qui se perdent à l’horizon
C’est pas l’homme qui prend la mer, mais c’est la mer qui prend l’homme, dit le chanteur Renaud. Cette mer nourricière, qui se révèle souvent meurtrière, les pêcheurs tentent de l’apprivoiser. Un défi impossible à relever. “La mer St Brandon ou capav conne so caprices mais so mystères jamais ou pa pou conné”, déclare Gaëtan Boudeuse, 55 ans, qui s’est fait piéger par elle.
En janvier 2003, Jean-Francois Darga et Gaëtan Boudeuse, respectivement oncle et neveu, également employés par Raphaël Fishing Co. Ltd et dérivèrent, à la suite d’une panne de moteur qui dura dix jours avant d’être retrouvés. Un an plus tard, deux de leurs collègues, Clifford Lascarie et Atlas Catley, connurent le même sort. Après cinq jours de dérive, ils retrouvèrent l’île Raphaël où ils étaient basés.
L’île Maurice avait cru au pire quand les deux pêcheurs, Francis Allas et Nasser Lallmamode disparurent en avril 2002. Leur pirogue dériva pendant 20 jours avant d’etre retrouvé aux larges de Madagascar. Mais d’autres ne sont jamais rentrés chez eux. “Mo rappelle ti éna ène pêcheur appelle Gilbert ti disparaître cot St Brandon dans l’année 80. Zamé pa ti gagne so lécorps”, se souvient Marc, pêcheur à l’île Raphaël.
Deux pêcheurs artisanaux Stellio Gustave et Laval Bellepeau, étaient sortis, le 8 juillet 2003, une partie de pêche aux larges de Grand-Baie. Leurs proches sont sans nouvelles d’eux jusqu’à ce jour.
Par Nadine Bernard/Jean-Marie Gangaram
et Christophe Karghoo