Amédée Darga et Chandan Jankee
Le sondage commandité par l’ICAC, réalisé par la firme Stra Consult et rendu public la semaine dernière, démontre que la corruption est plus ou moins bien ancrée dans les moeurs des Mauriciens. Amédée Darga, directeur de Stra Consult et Chandan Jankee, chargé de cours à l’université et ex-cadre de la Banque de Maurice, livrent leurs opinions sur ce fléau qui a la peau dure.
Q: Le récent rapport de Stra Consult démontre que 67% des sondés ne croient pas en un recul de la corruption à Maurice. Comment interprétez-vous ce constat?
Amédée Darga: Cela indique que la perception du public est que la corruption fait partie de nos moeurs et qu’il est difficile de s’en débarrasser. Cela indique aussi que les citoyens désespèrent de la volonté et de la capacité de nos institutions chiens de garde à jouer leurs rôles. Dans certains événements qui défraient la chronique actuellement, l’on apprend que certains actes criminels sont restés impunis parce que les instigateurs ont bénéficié de trafic d’influences et de la couverture de ripoux au sein de la police. Comme 20% des sondés l’ont dit – “Laws are adequate, but not efficiently applied” alors que 17% trouvent que “some people are above the laws however adequate they are”.
Chandan Jankee: Ces chiffres confirment que la perception des gens est que la corruption est bien ancrée à Maurice. Mais je suis soulagé d’apprendre qu’il n’y a que 67% des gens qui pensent comme cela. Heureusement que 33% des sondés ont encore un espoir que la corruption à Maurice va peut-être reculer. Ce qui est grave, c’est que malgré les institutions comme l’ECO et, aujourd’hui, l’ICAC et l’engagement des politiciens à combattre la corruption la perception des Mauriciens quant à un recul de la corruption est aussi négative. Ces chiffres viennent confirmer ceux du ‘Transparency Corruption Index’ de ‘Transparency International’.
Q: Des ministres et parlementaires ainsi que plusieurs institutions, dont la douane, la police, la NTA, le judiciaire, les banques, entre autres sont montrés du doigt. Qu’est-ce qui explique cela?
Amédée Darga: La perception n’est pas nouvelle. Un sondage de notre confrère Analysis en 1998 abondait dans le même sens. Cette perception n’est pas nécessairement le produit d’une expérience directe dans tous les cas, mais elle est plutôt le reflet d’informations acquises par les sondés à travers diverses sources, telles que les médias ou le bouche à oreille. Évidemment, dans le cas des banques, le scandale MCB a été un réveil brutal pour les Mauriciens qui ont découvert que même dans cette institution, certaines pratiques pouvaient exister. Des doutes se sont exprimés déjà en 1998 concernant le judiciaire. Les amis que j’ai au sein de cette institution m’assurent qu’il n’y a aucune pratique de la sorte. Les responsables doivent chercher ce qui peut bien donner lieu à ce manque de confiance.
Chandan Jankee: Il est évident que les institutions où on donne les licences, les pénalités et où se déroulent de grosses transactions sont celles où les pratiques de corruption ont plus de chance d’exister. La perception des Mauriciens par rapport à ces institutions est qu’elles ont perdu leur indépendance et qu’il y a un manque de gestion et de contrôle. Les gens ont perdu confiance dans ce genre d’institutions ainsi que dans les ministres et les parlementaires. Chaque gouvernement qui vient parle de commission d’enquête sur les irrégularités mais at the end of the day’ c’est la politique des petits copains qui est pratiquée.
Q: Que pensez-vous du fait que bon nombre de sondés disent qu’ils pourront avoir recours à la corruption dans certains cas?
Amédée Darga: Il est important de noter que la volonté d’avoir recours à la corruption est dépendante d’un facteur très important : le résultat associé à l’acte de corruption. De ce fait, on note dans le rapport que pour qu’un médecin opère un de leurs proches rapidement, ou encore pour que leurs enfants aient les meilleures écoles, certains sondés basculent du ‘côté obscur’. On évolue dans un système où même la demande la plus légitime, ou conforme aux règles, dépend de la sollicitation des faveurs. Ainsi, en situation de faiblesse, le doute s’immisce chez l’individu et les conditions sont propices pour qu’un simple citoyen devienne un partenaire dans la corruption.
Chandan Jankee: C’est une pratique courante dont tout le monde est au courant. Déjà, depuis la naissance d’un enfant, la corruption commence car il y a des gens qui changent les données sur les actes de naissance pour que leurs enfants aient les meilleures écoles. Quelquefois c’est le système même qui pousse les gens à aller vers l’illégalité en ne donnant pas les mêmes opportunités à tous, surtout aux petites gens. La corruption est aussi une question de degré. Il y a les gros poissons et les petits poissons. Évidemment, dans tous les cas, la corruption est quelque chose de grave mais quand elle est pratiquée par les personnes riches et puissantes, c’est encore plus grave.
Q: La corruption semble bien ancrée dans nos moeurs. Comment faire pour changer cet état de choses?
Amédée Darga: C’est un vaste programme qui doit être soutenu dans le long terme. L’éducation et la conscientisation en sont, certes, les mots-clefs. Cependant, le travail de prévention tient aussi une place considérable. Le travail de prévention peut se faire à un point où l’on se concentre, dans différents systèmes et à plusieurs niveaux, sur la réduction des noeuds donnant occasion à la corruption. Évidemment punir, donner des signaux forts que ‘nobody is above the law’, assurer que la ‘supply chain’ - police ou ICAC, DPP, parquet et judiciaire - fonctionne vraiment bien et peut faire fi de toutes pressions. Et que la société civile se mobilise, qu’elle soutient ou force les concernés à agir.
Chandan Jankee: C’est très difficile d’éradiquer la corruption complètement mais il faut tout mettre en oeuvre pour la faire reculer. Il faut d’abord renforcer la loi; ensuite, il faut que l’exemple vienne d’en haut, c’est-à-dire des ministres et hautes personnalités, il faut aussi que la presse soit impartiale et joue à fond son rôle de contre-pouvoir. La création d’une ‘special court’ doit également être envisagée ainsi qu’un ‘fast track’ dans le système légal pour que les affaires liées à la corruption aillent plus vite. L’éducation est un autre aspect important dans la lutte contre la corruption. Les institutions doivent, par ailleurs, être plus indépendantes et les ONG et autres ‘stakeholders’ doivent jouer le rôle de modèle.