Le lieutenant Sookur lors de sa comparution en cour de Curepipe, jeudi.
L’adolescente mettra bientôt au monde l’enfant de Nitish Binda.
Après l’accident imaginaire inventé de toutes pièces et la remise d’une note contenant des faits brodés sur mesure aux cinq nouvelles recrues du GIPM présentes au moment du drame, les langues se délient afin de faire la lumière sur cette tragédie qui a coûté la vie à deux jeunes hommes et qui aurait pu être évitée.
La formation du Groupe d’intervention de la police mauricienne (GIPM) est l’une des plus éprouvantes de nos forces de l’ordre. Cette troupe d’élite doit être à même d’intervenir en cas de guerre civile ou de catastrophes naturelles. D’ailleurs, c’est à cette unité de la police qu’on fait appel dans des cas vraiment extrêmes. De ce fait, renouveler ou remplacer ses effectifs est une pratique courante au sein du GIPM. Car celui-ci, vu son importance, ne doit jamais manquer de personnel.
Pour intégrer cette équipe qui s’est, au fil des années, bâti une solide réputation, il faut être très robuste, avoir des biceps et des jambes solides. Mais il faut surtout être mentalement fort afin de supporter et de réussir toutes les épreuves des sessions d’entraînement permettant aux aspirants membres d’intégrer par la suite ce corps d’élite. Mais jusqu’où peut-on aller pour former ces nouvelles recrues ? C’est la question qui est sur toutes les lèvres depuis le double drame survenu à Sept-Cascades le samedi 29 septembre. Louis Sylvestre Nanon et Nitish Binda, deux aspirants membres du GIPM, ont péri noyés dans un des bassins de Sept-Cascades lors d’un entraînement qui se déroulait sous la supervision du lieutenant Atmanand Sookur.
Ce dernier, qui a été arrêté pour homicide involontaire – et qui clame son innocence – et relâché après avoir fourni une caution de Rs 10 000 et signé une reconnaissance de dette de Rs 50 000, jeudi, en cour de Curepipe, est considéré par les enquêteurs comme le responsable de ce drame. Et ce, pour diverses raisons. D’abord, il y a le changement d’itinéraire concernant le lieu de l’entraînement qui était initialement prévu à la montagne du Corps-de-Garde. Qui a donné le feu vert au lieutenant Sookur pour effectuer un tel changement et conduire finalement les sept nouvelles recrues du GIPM à Sept-Cascades ?
Lors de leurs interrogatoires dans les locaux du Central Criminal Investigation Department (CCID) aux Casernes centrales vendredi, trois hauts cadres de la SMF, le Deputy Commanding Officer Jaddoo, l’adjudant Buddoo et le lieutenant Samba, ont été catégoriques. Selon eux, le lieutenant Sookur aurait pris seul la décision de conduire les nouvelles recrues à Sept-Cascades, sans l’aval de ses supérieurs. Alors que normalement, il aurait dû demander l’autorisation à son supérieur qui, à son tour, aurait cherché l’approbation d’un plus haut cadre. Mais si l’on en croit la version des hauts gradés, le lieutenant Sookur n’aurait pas respecté cette procédure.
Autre fait reproché au lieutenant Sookur : il aurait ordonné aux nouvelles recrues de se jeter à l’eau après une session d’entraînement assez dure alors que le training programme du samedi 29 septembre n’aurait inclus aucun parcours aquatique (water training). Les sept nouvelles recrues auraient tout simplement dû faire une marche d’une durée d’un peu plus d’une heure en ces lieux et ce, pour tester leur endurance. Pourquoi le lieutenant Sookur aurait-il donné cet ordre aux jeunes policiers ? Difficile à dire à ce stade. En tout cas, les cinq membres du GIPM présents au moment des faits sont tous revenus sur leur version initiale du drame selon laquelle le Private Nanon aurait accidentellement glissé dans l’eau avant que Nitish Binda ne tente de le sauver. Ils ont fini par avouer la vérité : «Lieutenant Sookur ine dire nou jette dans delo, al touss lot paroi cascade ek retourné.» Ce sont ces nouvelles déclarations qui font croire à une tentative de cover-up aux Casernes centrales.
D’autant que des notes ont été saisies par le CCID. Les cinq nouveaux membres du GIPM avaient tous en leur possession un morceau de papier, sur lequel était rédigée une sorte de déclaration qui semble avoir été brodée sur mesure. Qui a écrit cette version des faits, quand et pourquoi ? La question reste posée pour le moment.
On apprend également d’une source proche du GIPM qu’une fois que la première équipe d’intervention était arrivée sur les lieux après le drame, le lieutenant Sookur et les cinq autres membres de son équipe auraient dû être évacués des lieux. Et ce, à bord des différents véhicules pour éviter justement qu’ils ne se mettent d’accord sur une même version. Mais il semblerait que cette mesure n’ait pas été prise. «Ils sont tous partis à bord du même transport en la présence d’autres membres de la SMF. Est-ce à ce moment-là que le complot aurait été ourdi ?», lâche notre interlocuteur.
Car le fait d’ordonner à des jeunes recrues de se jeter à l’eau sans l’encadrement et les équipements nécessaires constitue, semble-t-il, un grave manquement. Il nous revient que lors d’un exercice aquatique, plusieurs mesures de sécurité doivent être prises. «Lors d’un parcours aquatique, le lieu doit être sécurisé par deux plongeurs professionnels. Ces deux-là doivent être dans l’eau, munis de bouées, avant même qu’un jeune en formation n’y entre, alors qu’un autre life-saver doit se tenir prêt à toute éventualité au bord, et ce, muni de cordes à lancer. Quant aux recrues, elles doivent porter un gilet de sauvetage durant cet exercice. Qui plus est, il est primordial qu’il y ait une bonbonne d’oxygène à proximité et un first-aid kit en cas de problème. Mais cette équipe n’avait aucun des équipements mentionnés, ni l’encadrement nécessaire. Au GIPM, il y a ce qu’on appelle les risques calculés et les risques non calculés. Ce drame aurait peut-être pu être évité si des mesures avaient été prises», nous explique une source. Celle-ci ajoute : «Après une marche éprouvante, on ne peut pas inclure une étape aquatique car les risques d’hydrocution sont palpables.»
Jeter à l’eau
Cette étape aquatique était d’autant à éviter, selon notre interlocuteur, que la veille, cette même équipe avait fait une longue marche de plusieurs heures lors d’une session d’entraînement. Ses membres avaient emprunté le chemin de Pétrin, Yémen, le Parakeet Trail et Plaine-Champagne. Leur condition physique avait-elle été prise en considération avant l’épreuve de Sept-Cascades ? Quoi qu’il en soit, sans plongeurs professionnels ni life-savers, les jeunes recrues ont été exposées à de réels dangers. Et deux d’entre elles y ont laissé leur vie.
Aujourd’hui, beaucoup de questions restent sans réponse. Par exemple, pourquoi le jour du drame, le lieutenant Dawoodharry, le porte-parole de la SMF, a-t-il, lors d’un point de presse, annoncé que les noyades étaient dues à un accident et qu’il y avait quatre life-savers présents lors du drame ? Beaucoup se demandent s’il avait vérifié les renseignements qu’il avait reçus avant de les diffuser.
Si tout laisse croire que le plan de «cover-up» qui aurait été enclenché a été mis au jour par les membres du CCID, des zones d’ombre autour de cette affaire restent à être éclaircies. Est-ce qu’une fois l’alerte de noyade donnée, l’équipe de secouristes de la SMF, qui dispose d’une équipe d’urgentistes et d’une ambulance, a été mandée sur les lieux ? Si tel est le cas, pourquoi est-ce que c’est Krish Hardowar de l’association Vertical World qui a procédé à la réanimation des deux victimes ?
Selon des témoins présents sur les lieux, l’équipe secouriste de la SMF était bel et bien à Sept-Cascades. Sauf que… «L’équipe d’urgentistes de la SMF n’est pas descendue sur les lieux du drame. Elle est restée dans l’ambulance, en haut de Sept-Cascades. » Pourquoi cette équipe qui s’était déplacée pour faire son travail n’est-elle pas descendue sur les lieux du drame ? Est-ce qu’elle avait reçu un ordre quelconque pour ne pas intervenir ? Si oui, pour quelles raisons ?
Un autre fait marquant aurait été l’absence de photographes de la police sur les lieux. Selon notre source, la présence des photographes de la police est primordiale au bon déroulement d’une enquête. «Une fois que l’alerte de la noyade a été donnée, les photographes de la police ainsi qu’une équipe de la Scene of Crime Office (SOCO) auraient dû être mandés sur les lieux afin de récolter ce qu’on appelle les Primary Evidence. Les photos sont des preuves qui permettent de vérifier la véracité des déclarations des témoins dans cette affaire. Dans ce cas, en l’absence de clichés, comment l’enquête pourra-t-elle se faire correctement ? Je cite un exemple : les vêtements des Privates Nanon et Binda traînaient sur le sol alors que leurs cadavres avaient déjà été retirés de l’eau. Or, si des officiers de la SOCO étaient là, ils auraient dû saisir ces vêtements comme preuves à conviction. À un moment, ceux présents ne savaient pas quoi faire de ces vêtements. Un cadre a alors lancé : “Pran li allé”.» Pourquoi de tels manquements ?
Selon notre interlocuteur, l’équipe sous la supervision du lieutenant Sookur avait été emmenée à Sept-Cascades à bord d’un véhicule des forces de l’ordre conduit par un membre hautement qualifié du GIPM. Ce dernier qui, selon notre source, serait détenteur d’un brevet en parcours aquatique reçu en 2008, après un stage en France, serait resté au volant du véhicule et n’aurait pas accompagné le lieutenant Sookur et son équipe lors de cet exercice d’entraînement. Pourquoi ? Autant de questions qui restent pour le moment sans réponse.
Sollicité pour une déclaration, le service de presse de la police a laissé entendre qu’il n’était pas en mesure de se prononcer sur cette affaire et de répondre à toutes les questions posées. La raison : «Une enquête de la police est déjà en cours. On ne peut faire de déclaration car cela risque de porter atteinte à l’enquête de la police. »
De son côté, le lieutenant Sookur a clamé son innocence dans cette affaire avant de faire valoir son droit au silence. Et selon son avocat, Me Sanjeev Teeluckdharry : «Il a lui-même plongé pendant 10 minutes pour tenter de porter secours à Nanon.» L’homme de loi prendra rendez-vous avec le CCID, la semaine prochaine, pour que son client s’explique.
Quoi qu’il en soit, deux jeunes qui voulaient faire carrière au sein du GIPM sont morts dans des circonstances tragiques. Et leurs familles n’arrêtent pas de pleurer ces êtres chers qui leur ont été arrachés trop tôt et qui rêvaient de faire carrière dans la police et de servir leur pays. Ces proches n’attendent maintenant qu’une chose : que toute la lumière soit faite sur cette affaire et que justice soit rendue.
Laëticia, la fiancée de Nitish Binda : «Je veux connaître la vérité»
Elle ne trouve plus le sommeil. Depuis qu’elle a perdu l’amour de sa vie, le père de son futur enfant, la vie de Laëticia s’est brutalement arrêtée. Enceinte de sept mois, la jeune femme est perdue et se trouve dans une incompréhension totale. Et pour cause ! Une semaine après la disparition tragique de Nitish Binda, le flou persiste quant aux circonstances exactes entourant sa mort.
Pour Laëticia, impossible de faire le deuil tant qu’elle ne connaîtra pas la vérité et que justice ne sera pas faite. «Aucun membre de la police et de la SMF n’est venu nous voir pour nous expliquer ce qui s’est produit samedi dernier. Je m’attends toujours à ce que Nitish franchisse la porte de la maison mais il ne reviendra jamais. Je veux connaître la vérité», s’insurge-t-elle, le visage toutefois empreint de tristesse. Nitish, raconte Laëticia, était un «bosseur qui adorait son travail» et était «un bon nageur». Elle se souvient que la veille du drame, Nitish revenait, très fatigué, d’une séance d’entraînement. «Il disait que c’était dur mais il voulait aller jusqu’au bout. Normalement, un chef fait tout pour protéger ses recrues. Le drame aurait pu être évité si toutes les précautions avaient été prises», maintient Laëticia.
La mère de Nitish, Sujata Binda, ne peut, quant à elle, réprimer sa colère. Une semaine après le drame qui a secoué sa famille, cette veuve arrive difficilement à accepter la mort de son seul fils - sa benjamine vit en Italie. Alors que Nitish s’occupait de tout, elle se retrouve désormais seule. Le plus dur, dit-elle, c’est de ne pas savoir ce qui a causé la mort de son fils. «S’il n’y avait pas de radio et de télé, nous n’aurions rien su des développements de l’affaire. Pour moi, ce n’est pas un incident mais un crime», affirme-t-elle. Révoltée, la famille Binda réclame justice. Laëticia, elle, est incertaine de ce que lui réserve l’avenir. Elle ne peut qu’attendre l’arrivée de son enfant, prévue pour décembre, en espérant que la lumière sera faite sur cette affaire. Le futur enfant, lui, ne connaîtra malheureusement jamais son père.
Les Nanon : entre révolte et colère
À mesure que l’enquête sur le double drame de Sept-Cascades progresse, la colère et la révolte des Nanon s’intensifient. Sylvio Nanon, le père de Sylvestre Nanon, l’une des victimes, s’insurge contre le «cover-up» qui aurait été enclenché autour de cette affaire. «Comment est-ce qu’on a pu agir ainsi et cacher la vérité alors que nous sommes en droit de savoir ce qui s’était vraiment passé», se demande-t-il.
Il est d’autant plus révolté que personne dans la force policière ne l’a approché pour lui annoncer le terrible malheur qui avait coûté la vie à son fils. «On l’a appris par des amis. On avait du mal à croire mais lorsque les radios ont commencé à diffuser la nouvelle, on n’avait pas d’autre choix que d’accepter la triste réalité», confie ce père qui a un autre fils au sein de la force policière.
Il avance également que son fils était très épuisé depuis qu’il avait commencé l’entraînement au sein du GIPM. «Il se plaignait de douleurs. Cela se voyait qu’il allait mal. Mais il tenait le coup et n’en parlait à personne. Il me disait qu’il fallait qu’il s’accroche car il voulait réussir toutes les épreuves afin d’obtenir un training plus poussé en Inde.» Compte-t-il poursuivre l’État en justice pour obtenir des dommages ? Pour l’heure, ses proches et lui n’envisagent pas cette possibilité. «Nous n’avons pas les moyens d’engager un avocat. L’argent fait défaut. Nous voulons que la vérité éclate. Puis on verra pour la marche à suivre», souligne-t-il.