J’ai la boule au ventre. Aujourd’hui, j’ai accepté de me transformer en SDF à l’occasion de la Journée internationale des droits de la femme. J’y vais parce que la cause me touche, parce que j’écris chaque semaine sur des personnes qui vivent dans des conditions difficiles et que me mettre ne serait-ce qu’un peu à leur place peut m’aider à mieux faire mon job. Plus que pour le travail, j’y vais surtout parce que ça peut, j’en suis sûre, m’aider à être une meilleure personne.
6h30, devant Lakaz A, à Port-Louis. C’est là que tout commence. À l’intérieur, je suis soulagée de voir des visages familiers. Ça me réconforte et me donne le courage qui me manquait jusqu’ici. On discute, rigole un peu, tout en se demandant ce qui nous attend pendant les trois heures à venir.
On enfile de vieux vêtements que l’équipe de Passerelle nous a ramenés. Entre deux tasses de café, on se fait «maquiller» et décoiffer. Je plonge les mains dans un sac de charbon, j’enfile un bonnet sur la tête malgré la chaleur qui commence à se faire sentir. En deux temps trois mouvements, je suis transformée. Le contraste est étonnant.
Avec un sac poubelle et un vieux molton sous le bras, censés être tout ce que je possède aujourd’hui, je suis prête à me plonger incognito dans la peau d’une SDF. Il est l’heure de partir. Je serai postée à l’Air Mauritius Building, point névralgique de la capitale.
Dans les rues de Port-Louis, je marche tête baissée. Les premiers pas sont difficiles. J’ai honte. Je me sens mal à l’aise. Mon accompagnateur marche quelques mètres devant moi. Il est censé veiller sur moi. Pourtant, je ne suis pas rassurée.
Une fois arrivée, je ne sais pas quoi faire. Un peu gauche, j’installe ma couverture sur le sol avant de m’asseoir, alors que le brouhaha de Port-Louis commence à résonner. Je vis les premières minutes de la femme SDF que je suis aujourd’hui difficilement, péniblement. Je fixe mes pieds sans oser lever les yeux.
Face à moi, le va-et-vient de la capitale a commencé. J’observe les chaussures qui se succèdent sur la chaussée. Il doit être à peu près 9 heures maintenant et déjà, le temps me semble long. Peu à peu, je lève les yeux. Collégiens, fonctionnaires, employés de bureau, gro palto, ti palto, défilent. Les gens sont pressés, occupés à fixer leur smartphone.
Sur leur passage, beaucoup ne me jettent même pas un regard. Quelques-uns m’examinent de la tête aux pieds, avec une insistance qui me met mal à l’aise. Ils me toisent. Bizarrement, ça me pousse à lever encore plus la tête et à les affronter. Ils détournent immédiatement les yeux, incapables de soutenir mon regard. Ça les gêne. Je le vois.
Ils se demandent probablement ce qu’une jeune femme comme moi peut bien faire dans la rue. Pourtant, en trois heures, personne n’osera venir me le demander en face. L’indifférence totale ! Sommes-nous si habitués à voir une femme dans la rue ? Sommes-nous blasés à ce point ? Je cogite. Les questions tambourinent dans ma tête. Ça me rend triste. Me révolte.
Subitement, je prends pleine conscience de notre rythme de vie effréné, de notre insensibilité, de notre indifférence, de notre égoïsme. Et moi alors ? Combien de fois me suis-je arrêtée ? Combien de fois ai-je pris le temps de demander simplement si ça allait ? Les larmes me piquent les yeux. Je suis totalement bouleversée.
Les minutes passent et je me sens toujours aussi seule, aussi esseulée, démunie et misérable en bas de ce bâtiment, au milieu de cette foule de gens qui ne semble pas, qui ne veut pas, me voir. Pour la première fois de ma vie, je me sens ignorée, mise de côté, comme transparente. Mon cœur cogne dans ma poitrine. Bien plus que journalistique, l’expérience est humaine et me chamboule.
En face, il y a un marchand de dholl puri. Ils sont nombreux à en acheter. Je me demande si l’un d’eux viendra gentiment m’offrir à manger. Et moi, l’aurais-je fait ? Probablement pas ! Mes pensées s’entrechoquent. La chaleur est de plus en plus insupportable. Je transpire. Je me sens sale et je me surprends à rêver d’une bonne douche.
Entre-temps, une jeune fille s’est approchée. Elle semble attendre quelqu’un. Elle me lance des regards en coin. Son visage me dit quelque chose. Va-t-elle me parler ? «On se connaît non ? On était au collège ensemble», me lance-elle après hésitation. «Oui, ça me revient», dis-je. Elle va probablement me demander ce que je fais là, comme ça. J’attends en vain. Le silence s’installe. Une minute, puis deux, puis cinq…
Je ne tiens plus en place. Ne voit-elle pas ce que quelque chose cloche ? Je me décide à l’interpeller. Pressée par mes questions, elle finit par me dire, visiblement troublée : «Tu as l’air de quelqu’un qui dort dans la rue. Dis-moi, c’est quoi le problème ?» Je suis touchée mais en colère. Pourquoi est-ce si difficile de reconnaître que quelqu’un va mal et de lui tendre la main ?
Au même moment, on me fait signe qu’il est l’heure de partir. J’ai le cœur lourd et une terrible envie de pleurer. En repartant vers ma vraie vie, je ne suis plus tout à fait la même. Quelque chose en moi a changé.