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11 juillet 2016 14:37
À l’heure du rendez-vous, fixé chez lui à Rose-Hill, il ne s’y trouve pas ! Un coup de téléphone plus tard, il décroche, avoue nous avoir oubliés et promet de vite rentrer. Dix minutes plus tard, le voilà qui déboule dans sa vieille voiture, s’excuse et nous invite à entrer, comme il le dit lui-même, dans sa caverne d’Ali Baba.
«Bienvenue chez moi»,lance-t-il avec la même voix qui a fait danser les mots dans ses nombreux tubes : Madame Eugène, Bouge Bouger, Moris Mo Pays, pour ne citer que ces quelques titres qui ont fait sa renommée. Nous sommes dans l’antre de Serge Lebrasse, un des pionniers ayant donné au séga son titre de noblesse. Celui-là même qui a fait voyager notre folklore aux quatre coins du monde et qui, samedi dernier, à 86 ans et après 55 ans de carrière, a fait ses adieux à la scène. En annonçant, lors du concert Nostalgie d’Or, qu’il se retirait du monde du spectacle pour se reposer et se consacrer à sa famille : «Certes, chanter c’est ma passion, mais j’estime qu’il est temps pour moi de prendre du recul. Je ne voudrais pas mourir sur scène, mais chez moi…»
Partout dans la pièce, qui fait aussi office de studio, semble défiler son histoire. Des récompenses, des souvenirs, des photos, des affiches, des coupures de journaux, des documents, qui retracent son parcours de ségatier. Lui, ce fier habitant de Rose-Hill, fils de comptable et petit-fils de cordonnier, qui dit être chanceux et avoir eu, au final, une belle vie, malgré quelques épreuves ici et là. C’est dans son élément, dans un chaleureux bric-à-brac, entre malles, valises et autres sacs qui renferment ses costumes et autres tenues de scènes, que le chanteur, entre deux bouffées de cigarette, nous invite à feuilleter l’album de sa vie.
Alors que la mémoire lui joue quelques fois des tours, c’est avec de grands gestes que le chanteur se repasse le film de sa vie : son enfance, son hospitalisation à l’aube de son adolescence pour, raconte-t-il, un point sur le cœur : «J’ai eu une bourse et j’allais être admis au collège Royal de Curepipe, mais un diagnostic médical devait à ce moment-là révéler que j’avais un problème au cœur. Pour cela, j’avais dû garder le lit pendant trois mois. C’est ainsi que j’ai dû renoncer à ma bourse.»
De cette période de sa vie, où sévissait aussi «la terrible maladie de la paralysie infantile», il se souvient de la complicité qui le liait à sa mère, une couturière : «Elle m’a alors appris à faire des boutonnières et des ourlets et je lui donnais un coup de main.»D’une anecdote à une autre, le chanteur aime aussi, dans le désordre, raconter son premier jour de travail dans un «moulin goni»où, à la suite de la manipulation d’une machine, il s’est blessé à son pouce droit et a dû subir une grande intervention chirurgicale. «D’ailleurs, je porte encore les traces de cet accident», dit-il en montrant sa main.
Remontant le temps, il se souvient aussi de ces années durant lesquelles il exerçait comme enseignant : «J’ai travaillé dans plusieurs écoles, dont celle de St Enfant Jésus, celle de Père Laval et celle de Glen-Park.»Cette étape de sa vie correspondait, dit-il, à la période où son amour pour le chant commençait à prendre le dessus : «J’avais 29 ans. À l’époque, faire du séga n’était pas bien vu, mais moi, je sentais que c’était fait pour moi. L’inspiration me prenait comme ça. Et c’est dans ces circonstances que j’ai écrit ma première chanson, Madame Eugène, une histoire qui m’est venue d’un seul trait. Je me souviens très bien de cette parenthèse car je venais d’acheter ma première voiture, une petite Austinnoire, à Rs 500 et j’allais baptiser ma fille aînée Sonia.»
Sa passion pour la musique, Serge Lebrasse raconte qu’il l’a aussi nourrie au cœur de la chorale Les cœurs vaillants. Il se souvient également de son premier orchestre, Les cœurs vaillant : «On jouait à l’époque au Golden. À un certain moment, on a dû même changer le nom du groupe car le curé de Notre-Dame-de-Lourdes estimait que l’orchestre ne pouvait pas reprendre le nom de la chorale.»C’est alors que le groupe Serge Lebrasse et ses créolesa vu le jour : «Ce nouveau nom a aussi suscité beaucoup de réactions et, une nouvelle fois, on a dû changer le nom du groupe pour l’appeler finalement Kanasucs, un clin d’œil à notre environnement. On tournait alors dans les hôtels. On a notamment travaillé pendant cinq ans au Morne Brabant.»
Revenant sur ses premiers tubes, celui qui se dit être «un homme comblé»auprès de Gisèle, son épouse – ils se sont mariés le 30 décembre 1957 –, de ses enfants Sonia, Sego (Serge), Toto (Steeve) et Sheila, et de ses petits-enfants, dont certains suivent ses pas, se rappelle aussi de ses tout premiers succès : «On commençait à m’entendre à la radio et je peux vous dire que ça ne faisait pas que des heureux. À l’école, une fois, un parent est venu se plaindre en disant au maître d’école qu’il n’appréciait pas le fait que son enfant ait un chanteur de séga comme enseignant. Certains de ma famille qui portaient le même nom que moi disaient à ceux qui s’interrogeaient que j’étais sans doute le fils d’un charbonnier comme pour dire que je n’étais pas proche d’eux…»
Lui, raconte qu’il ne s’est pas laissé «intimider»par ces remarques et qu’au contraire, il n’a été porté que par une seule chose : «Faire et partager sa musique.»Celui dont certains articles de presse sur son mur le décrivent comme «le king du séga mauricien»,n’a pas arrêté de faire résonner son séga, que ce soit à Maurice, aux Seychelles, à La Réunion ou encore au Canada. Comme ses confrères qu’il cite souvent – Roger Austin, Françis Solomon, Ti Frer… Des amis qui, comme lui, n’ont cessé de se donner pour que le séga fasse danser les foules ici et ailleurs.
Couronné de bons nombres de distinctions – Citoyen d’honneur de la ville de Rose-Hill et Member of the British Empireen 1976, entre autres –, Serge Lebrasse, qui a aussi été salué par la reine Elizabeth II et la reine Margareth, souhaite désormais se poser un peu. «Je vais prendre un peu de temps pour moi et ma famille»,dit-il. Même s’il sait qu’il ne pourra jamais se passer de musique…
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