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Par Yvonne Stephen
12 mars 2018 01:42
Midi pile. Ce 12 mars 1968, l’instant est solennel. Le moment est symbolique. Le quadricolore flotte pour la première fois dans le ciel mauricien, qui est d’un bleu sans nuage ce jour-là. Une nation est née. Depuis, elle est toujours en construction. À côté de sir Seewoosagur Ramgoolam, dans la chaleur et la moiteur du Champ de Mars, John Shaw Rennie, le dernier gouverneur de l’île colonisée. Quelques secondes plus tôt, il a donné l’ordre d’abaisser l’Union Jack. La foule présente dans la capitale – 100 000 personnes selon les journaux de l’époque – regarde avec émotion flotter ce pavillon et ses couleurs : du rouge, du bleu, du jaune et du vert. L’hymne national résonne. Un instant historique. Pour le revivre un peu, nous avons demandé à des Mauriciens de nous raconter ce qu’ils faisaient ce jour-là.
En attendant de découvrir ces anecdotes, retour sur le fil de l’histoire. C’est le 5 décembre 1967 que le quadricolore a été rendu public à la télévision nationale. En février 1968, c’est au tour de la chanson emblématique (les paroles sont de Jean-Georges Prosper et la musique de Philippe Gentil – il joue dans l’orchestre de la police) d’être dévoilée. Des mois plus tôt, soit en août 1967, les résultats des législatives ouvrent la voie à ce 12 mars 1968 : le Parti de l’Indépendance, une coalition menée par le Labour Party, remporte les élections face au PMSD (qui souhaitait un partenariat avec la Grande-Bretagne). Néanmoins, tous les Mauriciens ne sont pas unanimes face à cette question d’Indépendance : sir Gaëtan Duval appellera au boycott de la cérémonie officielle. Les mois qui suivent ne sont pas des mois d’apaisement : des affrontements qu’on nommera «bagarres raciales» secouent l’île en janvier 1968.
Alors, ce 12 mars 1968, on parle de nouveau départ, d’unité, de nation. Pour refermer les blessures. Avec 50 ans de recul, on peut apprécier la portée de l’instant. Néanmoins, vous le verrez, ce n’était pas forcément le cas en 1968. Nombreuses sont les personnes que nous avons interrogées qui ne se souviennent pas de ce qu’elles faisaient ce jour-là. Nos intervenants n’ont pas tous convergé vers le Champ de Mars pour la célébration. Certains étaient au champ, à l’usine, d’autres étaient dans le centre social de la région où il y avait une télévision. Ambiance 1968.
Appuyé contre une boutique, à Rivière-du-Rempart, il attend l’autobus qui le ramènera à Poudre-d’Or-Hamlet. Quelques minutes de route à travers un paysage vert, qu’il affectionne tout particulièrement. Il y a 50 ans, il était en pleine jeunesse (impossible de savoir son âge exact : il dit avoir eu 18 ans en 1968 et avoir voté lors des élections de 1967 ; à cette époque, on obtenait le droit de vote à 21 ans). Pattes d’eph’ et karabi, il écoutait The Moody Blues et Tom Jones. Depuis, Parmananda Narayen s’est marié, a eu trois enfants (un est décédé) et a exercé pendant de longues et dures années le métier de laboureur. Mais l’espace d’un instant, en attendant so transpor, il remonte le temps.
«J’avais voté pour l’Indépendance, moi (NdlR : pour le parti de l’Indépendance, une coalition menée par le PTr). Mais je ne sais pas pourquoi je n’ai pas pu aller au Champ de Mars pour la grande fête. Je n’ai pas raté cet événement pour autant ! Dans le centre communautaire de Piton, où j’habitais, il y avait une télévision (on n’en avait pas à la maison !). C’était un peu une tradition dans le village : tous les soirs, on venait y regarder le petit écran. Il n’y avait pas de couleur, les images étaient en noir et blanc. Alors, avec des amis et d’autres hommes du village, on s’est entassés dans la petite salle et on a suivi la cérémonie. Un petit drink, un petit gajak et on a vécu ce moment important.»
Ils ont 92 ans et sont des… jumeaux. Et ils sont nés à trois jours d’intervalle (oui, c’est possible). Tous les deux habitent Plaine-des-Roches et se voient encore quotidiennement… Ils viennent d’une fratrie de 12 enfants. D’abord, il y a l’aîné, Coorban Pokeerbux : marié à 19 ans, papa de neuf enfants. Il a été laboureur pendant de longues années à Mon-Loisir. Il rêve d’atteindre les 100 ans et est heureux de la vie sur son île : «Nounn bien ameliore.» Il raconte avec plaisir sa vie d’avant : sa jeunesse passée sur les routes de l’île pour jouer des pièces de théâtre et les journées difficiles dans les champs. Ensuite, il y a le plus «jeune», Soobhan Pokeerbux. Lui a 12 enfants ! Et raconte avec le même plaisir la vie d’avant. Où on bossait dans les champs pour trois sous par jour et où les arbres fruitiers étaient gorgés de fruits.
Coorban Pokeerbux : «Le 12 mars 1968, j’étais au champ. Pa ti gagn letan kas latet avek lindepandans. J’avais des bouches à nourrir. C’était le boulot et la maison, la vie était dure : pa ti gagn letan okip sa. Nou ti boukou mizer. Me mo ti vot pour : ki dimounn napa kontan gagn lindepandans ! À cette époque, nous vivions dans enn lakaz lapay. Sali ti kaka vas frote. Nou ti pe res bien, dormi lor gouni : pa ti gagn so, pa ti pe gagn fre.»
Soobhan Pokeerbux : «Nous sommes la troisième génération après la venue des coolies. Nounn konn la mizer. Alors, le 12 mars 1968, mo ti pe travay. On n’avait pas le choix. Mais je connais Chacha Ramgoolam. Et j’étais pour l’Indépendance. Il venait chez mon grand-père. Mon dada était un bel homme et il connaissait beaucoup de monde. À 12-13 ans, j’allais livrer des zanblon à Chacha Ramgoolam et au Dr Jeetoo. Si bizin rakonte, pa fini rakonte.»
Entouré de chaussures, il regarde les passants. «Il faut bien s’occuper», lance cet ancien employé municipal, devenu vendeur de sandalettes, de tennis et d’escarpins pour occuper sa retraite. «Pa kapav res lakaz, tourn pous.» À 72 ans, c’est essentiel, pour cet habitant de Plaine-Verte, d’être actif. En 1968, il avait 22 ans et était assez beau gosse, dit-il. Alors, c’est avec enn bataz zenes qu’il était parti voir flotter le quadricolore au Champ de Mars le 12 mars.
«La veille, je n’étais même pas à la maison. J’étais parti à Rivière-Noire pour une partie de pêche : mo lavi sa ! Mais le lendemain, je me suis fait un devoir d’aller au Champ de Mars. Je ne vais pas dire si j’étais pour ou contre l’Indépendance : pa ti kapav fer nanye. Aujourd’hui, je pense que nous aurions plus de méritocratie si pa tiena lindepandans. Nou pei ti pou pli zoli. Mais bon ! Donc, ce 12 mars 1968, c’était quand même la plus jolie fête que nous ayons eue. Pa pou ena ankor. Les loges étaient remplies, il y avait beaucoup de monde. J’ai vu toutes les équipes de football qui défilaient avec leur short ; Cadets, Sunrise, Fire Brigade. Il y avait des camions et plein d’autres choses à voir. Voir le quadricolore flotter pour la première fois, c’était une belle émotion. Là, on sentait qu’on était un peuple, les choses ont bien changé depuis.»
Elle se rappelle d’un très long voyage en autobus. De la chaleur de mars qui fait coller les vêtements au dos et de la bonne ambiance avec ses sept sœurs et trois frères. D’elle encore adolescente. 50 ans se sont écoulés depuis cette grande virée en famille jusqu’au Champ de Mars. Mais Jacqueline Bonne-aventure, habitante de Saint-Julien-d’Hotman, en garde le souvenir d’une belle émotion.
«Nous nous étions réveillés tôt. De Rivière-des-Anguilles au Champ de Mars, il y avait de la route à faire. Et les routes n’étaient pas celles qu’on connaît aujourd’hui. Les détours étaient interminables mais pour l’adolescente que j’étais, c’était une belle aventure. Je ne sais pas pourquoi mes parents voulaient y aller ; je pense qu’ils se disaient que c’était un moment fort de l’histoire de notre île. Alors, ils ont pris leurs dix enfants et ils sont partis à Port-Louis voir le quadricolore flotter dans le ciel mauricien pour la première fois.»
Une onde de complicité. Même après toutes ces années de mariage, le lien existe encore entre Virgile Logis, 91 ans, et Medgée, 82 ans. Assis sur leur canapé, dans leur maison à Quatre-Bornes, ils nous racontent leur vie d’avant. Ensemble, ils ont eu de beaux enfants et une vie remplie. De leur rencontre à Belle-Rose : «Je venais de Saint-Antoine et je suis passée chez sa belle-sœur qui était couturière. Il m’a vue. Et il a écrit à mes parents. À l’époque, ça se passait ainsi», confie Medgée. Le joli couple nous raconte le train, les bus tellement bas qu’il fallait se courber pour pouvoir y entrer, et sort les photos de letan lontan. «Moi, je n’aimais que les belles femmes», lance Virgile, taquin. Il se rappelle d’une vieille Renault 19, immatriculée AY955. Et nous ferait presque oublier le but de notre visite ; le 12 mars 1968. Si Medgée ne se souvient pas de cette journée, Virgile Logis en garde quelques bribes.
Virgile Logis Bazerque : «Les 11, 12 et 13 mars, j’ai travaillé nuit et jour à l’Union de Flacq. Je coulais des bases en béton pour les moteurs. J’étais contracteur à l’époque. Et puis, mon parti, c’était le PMSD. Gaëtan Duval nous avait fait un peu peur par rapport à l’Indépendance du pays. Et on n’a pas réalisé l’importance de ce moment. Notre souci, c’était de vivre bien et de faire grandir nos enfants.»
Les pommes d’amour ont l’air bonnes. Rouges à souhait. Et Santi Leelaman, 76 ans, les scrute chez le marsan legim du coin à Rivière-du-Rempart. Elle imagine sûrement le menu pour le dîner : enn bon ti rougay soya ? Elle ne s’est pas encore décidée. Maman de cinq enfants, devenus grands désormais, elle préfère nous raconter ses voyages en Allemagne pour rendre visite à l’un de ses fils. C’est bien plus important que de parler cuisine ! D’ailleurs, elle repart bientôt. Et elle en est toute heureuse. Et le 12 mars 1968 ? Elle nous dit tout ou plutôt tout ce dont elle se rappelle.
«J’avais 26 ans, j’étais mariée. Alors, avec mon mari et mon enfant de 2 ans, nous sommes partis au Champ de Mars. Il faisait chaud et il y avait du monde. Beaucoup de monde ! Les gens étaient venus de loin pour participer à ce moment. Et tout le monde était dan lakorite.»
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