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Michel Legris : Salam mo capitaine

2 février 2015

Ton Misel pour certains, Capitaine pour d’autres, Michel Legris faisait partie de ces chanteurs dont les tubes ont traversé le temps. Personnage atypique qui a fait voyager leséga mauricien à l’international, le bonhomme a été, pour ainsi dire, un des ambassadeurs et gardiens de la musique mauricienne. Coiffé de son incontournable chapeau de paille venu tout droit de Mayotte, vêtu de son traditionnel costume de scène – chemise à fleurs et pantalon pattes d’éléphant –, Ton Misel assurait sur scène, tout simplement.

 


Mais celui qui a fait danser et vibrer plusieurs générations sur ses tubes les plus populaires, tels que Dalma Dalma, La sezon marenwar et Mo capitaine, a tiré sa révérence aux petites heures du matin le vendredi 30 janvier à l’hôpital SSRN, à Pamplemousses, où il avait été admis quelques jours plus tôt pour cause d’hypertension. Il était âgé de 83 ans. Mais ce départ, aussi triste soit-il, est pour sa famille un moment de célébration. Car célébrer la vie de celui qui leur a tant apporté est, pour les Legris, le plus bel hommage qu’ils puissent rendre à celui qu’ils ont aimé et qu’ils continueront de chérir dans leur cœur.

 


Assise sur une chaise à quelques pas de la dépouille de son mari, Thérèse, 74 ans, converse avec deux femmes venues rendre un dernier hommage à Ton Misel. Malgré cette perte immense, la veuve affiche un léger sourire. Car pour elle, il n’est pas question de s’abandonner à la tristesse, même si elle est bien présente, et de pleurer toutes les larmes de son corps. Non, car le capitaine ne souhaitait pas cela. «Il nous avait dit qu’il ne voulait pas qu’on pleure le jour de sa mort et qu’au contraire, il fallait célébrer sa vie et sa musique», avance Thérèse d’une petite voix douce. Une volonté qu’elle a voulu respecter jusqu’au bout, au nom de l’amour qu’elle porte à celui qui a fait chavirer son cœur il y a 56 ans.  

 


Dans la pièce où repose la dépouille du Capitaine, sa musique joue en sourdine. Thérèse se laisse entraîner par la mélodie et fredonne quelques airs, avant que son récit ne vienne se mêler aux chansons de son unique amour. «J’avais 16 ans lorsqu’on s’est vus pour la première fois à un bal rann zarico à Haute-Rive. À l’époque, il n’y avait pas d’électricité, nous étions éclairés par des lampes à pétrole et pour la musique, il fallait compter sur l’orchestre», confie Thérèse Legris qui se souvient des moindres détails de sa première rencontre avec celui qui allait ensuite devenir son mari. Lui étant originaire de la rue Prince-de-Galles à Rose-Hill, et elle de Rivière-du-Rempart, leur histoire n’aurait sans doute pas décollé sans l’initiative de Thérèse. Eh oui, car c’est madame qui a fait le premier pas.

 


«Mon mari et mon meilleur ami»

 


«À l’époque, les hommes devaient toujours avoir leur mouchoir dans la poche de leur pantalon tout en laissant apercevoir un petit morceau de ce bout de tissu. Si une fille s’intéressait à un homme, c’était à la fille de tirer sur son mouchoir. Et si le jeune homme était lui aussi séduit par cette demoiselle, il l’invitait à danser. J’avais déjà remarqué Michel lors de cette soirée. Mais je n’osais pas trop l’approcher. J’avais vu une première fille tirer sur son mouchoir, mais il n’y avait pas eu de réaction de sa part. Puis, une autre demoiselle a fait de même et la scène s’est répétée. C’est alors que n’écoutant que mon cœur, j’ai tiré sur son mouchoir et il m’a invitée à danser et on a valsé toute la nuit», raconte Thérèse, remplie d’émotion. Et depuis cette soirée, ils ne se sont plus jamais quittés.

 

 

Thérèse Legris a partagé la vie du chanteur pendant 56 ans.

 


«Sa mère ne voyait pas notre relation d’un bon œil. Et au bout de deux ans, il a pris ses affaires et s’est installé chez ma famille. Nous nous sommes mariés civilement en avril 1959 et la cérémonie à l’église a eu lieu le 3 juin de la même année à l’église Sainte-Anne, à Rose-Hill. De notre union sont nés nos 13 enfants dont quatre sont morts à la naissance et un lorsqu’il avait 16 mois.» Cordonnier, pêcheur, gardien et surtout fin fabriquant de ravanne, Michel Legris était aussi un bosseur-né qui voulait le meilleur pour sa famille. «Il était à la fois mon mari et mon meilleur ami. Il était très protecteur envers moi. Les seules disputes qu’on avait concernaient toujours les enfants», explique-t-elle.

 


Thérèse a toujours encouragé son mari à vivre sa passion pour la musique. Un domaine dans lequel il a toujours persévéré et qui l’a amené à devenir une célébrité. «Il avait participé au concours Sugar Time en 1971 avec sa chanson Ena de zour mo napa manze. Mais il n’avait rien remporté. Déçu, il avait redoublé d’efforts et s’était à nouveau présenté à ce concours l’année suivante. Il a alors décroché le premier prix grâce à son séga Mo capitaine. Depuis, le succès ne l’a pas quitté. Il a fait plusieurs voyages pour aller chanter dans d’autres pays et j’ai eu la chance de l’accompagner une seule fois. C’était à La Réunion, mais je ne me souviens plus en quelle année. »

 


Michel Legris, c’était aussi une tribu. Huit enfants (dans l’ordre de naissance : Jean-Noël, Bruneau, Lindsay, José, Josy, Priscilla, Jeannick et Jonathan) qui ont tous plus ou moins la fibre musicale. Et lorsqu’on demande combien de petits-enfants a le ségatier, ceux présents ébauchent des petits sourires, mais se disent incapables de répondre avec précision à cette question. Une vingtaine, apprenons-nous tout de même. Quoi qu’il en soit, dans cette maison qui a vu défiler des grands artistes locaux comme Kaya, Marclaine Antoine, Serge Lebrasse, entre tellement d’autres, la musique est omniprésente. Le son de la ravane résonne régulièrement dans le coin où l’homme et ses enfants tendaient lapo kabri pour confectionner le fameux instrument.

 


La musique coule bien dans les veines des Legris. Deux d’entre eux, José et Josy,  ont déjà des albums à leur actif (respectivement Séga dan zil sorti en 89 et Satini en 2009), et le benjamin, Jonathan, est aussi musicien. Pour autant, Michel Legris ne les a jamais poussés à lui emboîter le pas, les laissant libres de choisir. «Papa nous aidait oui, lorsque nous écrivions et composions, mais il ne nous a jamais obligés à le suivre dans la musique. Nous sommes devenus chanteurs et musiciens parce que nous le voulions bien. Il nous laissait libres, mais il nous aidait dans tout ce qu’on voulait entreprendre», dit Josy Legris, 47 ans.

 


«Il était toujours heureux»

 


Et justement, il était comment ce père qui avait aussi adopté un singe qu’il avait baptisé Rheno ? «On a eu la chance d’avoir un papa cool. D’ailleurs, il n’aimait jamais quand il y avait des discussions à la maison ou qu’on élevait la voix. Il aimait que tout soit tranquille, relax. J’étais le petit dernier, donc le plus turbulent en quelque sorte, et il me donnait de très bons conseils. Il me disait qu’il fallait que je m’occupe de la famille, que je devais foncer dans la vie, être une bonne personne malgré les difficultés. En fait, il était à la fois un gran dimoun, un père, un frère et un bon ami», confie Jonathan, 31 ans, la tête remplie de souvenirs.

 


Lindsay, 50 ans, garde de Ton Misel l’image d’un père joyeux et cool. «Il était toujours heureux. C’était souvent étonnant. Même quand il nous apprenait la pêche, le foot ou la confection de ravane, il était toujours très patient. Et c’est bien aussi qu’il soit parti dans une certaine joie, d’autant que son rêve de voir le sega tipik devenir patrimoine de l’Unesco était devenu réalité récemment. Mon seul regret, c’est qu’il ne verra pas la sortie du CD qu’il avait enregistré dans le cadre du prochain festival Sakifo…»  

 

 

Jonathan et Lindsay, deux des fils du ségatier, tenant entre les mains les dernières ravanes que leur père avait récemment confectionnées.

 


Chez les Legris, les souvenirs sont empreints de gaieté. Comme ceux de ce voyage en Côte d’Ivoire en famille en 1999, pour assister à une prestation du père lors du Marché des arts du spectacle africain. La famille ratera, par la même occasion, les émeutes suivant le décès du chanteur Kaya. Bruneau, policier de 52 ans, s’en rappelle bien : «Je crois que c’était l’une des seules fois où nous sommes partis tous ensemble. Dans un sens, ça tombait bien, car  nous n’avons pas vécu les émeutes. En tout cas, là-bas, l’ambiance était très festive.»

 


Il y a aussi eu cette autre fois, en 1993, où José, 49 ans, a accompagné son père aux USA, pour une prestation au siège des Nations unies. «Nous étions impressionnés par la hauteur des bâtiments et le siège même des Nations unies. Mais papa est resté cool, tout en étant concentré sur notre prestation», raconte ce fils toujours souriant.

 


Bruneau est aussi l’un des premiers à accompagner Michel Legris au studio. «Il m’emmenait toujours partout avec lui. Un jour, alors que j’avais environ 10 ans, c’était juste après sa victoire au concours Sugar Time, il m’a emmené en studio avec lui. J’étais fasciné par tous ces instruments et ce matériel, même si à l’époque, c’était moins moderne. Je crois que c’est comme ça que j’ai pris goût à la musique», raconte-t-il.

 


Musique un jour, musique toujours. Même au-delà de la mort, car le capitaine voulait avoir sa ravane avec lui, dans son cercueil. Et il voulait que le cercueil soit de style anglais. Le Capitaine s’en est finalement allé la même semaine qu’un autre grand de la musique. «Peut-être que Demis Roussos (NdlR : décédé ce 25 janvier) l’a invité et qu’il a répondu à l’invitation», souligne sa fille Josy d’un air songeur.

 


Michel Legris est mort, mais son héritage reste à travers sa musique qui est maintenant sur toutes les lèvres, ses enfants qui comptent bien continuer à faire briller son étoile, son enseignement comme en attestent les onze ravanes récemment confectionnées pour l’école SSS La Tour Koenig, avec qui le Capitaine collabore pour la deuxième fois. The Legris Show will go on…

 

 


 

 


Plusieurs cordes… à son bateau

 


Un homme complet. Le capitaine laisse derrière lui un parcours exemplaire fait d’humilité, de joie de vivre et d’un talent musical qui n’est plus à prouver. Originaire de Rose-Hill, fils de cordonnier, le jeune Michel quitte l’école très jeune. Il fait alors des petits boulots ici et là. À 18 ans, il s’enrôle dans l’armée britannique et part pour l’Afrique, l’Égypte précisément. Le futur capitaine apprendra d’ailleurs divers dialectes, dont le swahili, qu’il inclura dans plusieurs de ses chansons plus tard.

 


De retour au pays après trois ans, il sera, à tour de rôle, cordonnier, pêcheur, gardien sur une propriété sucrière, bref, c’est un traser. Lors d’un bal rann zarico, il y a 56 ans, il rencontre sa Thérèse qu’il épousera par la suite. En 1972, il remporte le premier prix au concours Sugar Time pour les employés de l’industrie sucrière avec Mo capitaine. Ce sera le tremplin. En ces temps où le 45 tours est roi, Michel Legris s’impose avec son timbre de voix, son sega tipik, ses textes ancrés dans la réalité de l’île Maurice profonde. Aujourd’hui, Dalma Dalma, La sezon marenwar et Mo capitaine sont parmi ses tubes les plus connus. Des titres et bien d’autres qu’il a amenés un peu partout : en Côte d’Ivoire, aux USA, en Inde, à La Réunion, en Angleterre, en France, sans oublier ses innombrables prestations en terre mauricienne. Et entre-temps, le pote de Kaya, Marclaine Antoine, Serge Lebrasse, Claudio et plein d’autres, confectionne, avec l’aide de ses enfants, la ravanne comme il se doit : ek lapo kabri.

 


Avec sa chemise colorée, son imposant sapo lapay et sa bonne humeur communicative (il avait toujours une petite blague ou anecdote à partager quand on le rencontrait), il a porté haut le drapeau mauricien, donnant au sega tipik encore plus de valeur. En 2007, il est fait Member of the Order of the Star and Key par le président d’alors, sir Anerood Jugnauth. L’artiste, qui ne sait pas trop lire ni écrire, relèvera aussi le pari, en 2008, de sortir une chanson avec les OSB. Le paresseux, avec les paroles d’un vieux poème qu’il avait appris depuis l’enfance, est sur un air de ragga. Il verra son rêve se réaliser lorsque le sega tipik, la musique qui l’a fait connaître, sera classé  patrimoine culturel immatériel par l’Unesco en novembre 2014. Sa dernière apparition publique remonte au mois suivant, pour la soirée Sega lontan du Festival international kreol. Selon ses enfants, il préparait dernièrement, en collaboration avec des Réunionnais, un CD qui allait sortir dans quelques mois, en vue du prochain festival Sakifo. Hélas, entre-temps, le capitaine est parti pour son ultime voyage…
 

 


Textes : Stephane Chinnapen et Laura Samoisy

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