Publicité

Alzheimer : «Plus ça va et plus on la perd…»

28 février 2015

Pour faire travailler leur mémoire, les patients participent à plusieurs activités au cours de la journée.

«C’était le 12 août 2012. Nous étions au restaurant avec notre famille quand elle s’est jetée sur l’une de nos petites filles en faisant pipi dans sa culotte», raconte Gérard en soupirant. Aujourd’hui, ce grand-père est venu déposer son épouse au centre d’accueil de jour de l’association Alzheimer à Belle-Rose. Mérode, jolie dans sa jolie robe d’été rouge, affiche un petit sourire au coin des lèvres. Elle est accueillie par Vilasha et Bernadette, des aides-soignantes, et Marie-Louise, une bénévole. Gérard s’est posé quelques minutes et regarde celle avec qui il est marié depuis 56 ans avancer lentement et difficilement. Ses bras et ses jambes ne répondent plus vraiment depuis qu’elle a fait une chute il y a quelques mois. Son état ne fait qu’empirer depuis la découverte de sa maladie.

 

Après l’incident du 12 août 2012, cette ancienne couturière avait été transportée à la clinique pour passer des examens médicaux. Sa famille a alors appris qu’elle souffre de défaillances au niveau du cerveau. «Les traitements jusque-là n’ont servi à rien. Plus ça va, plus on la perd. Elle ne parle plus trop, bouge les choses sans arrêt et tourne en rond. Elle semble tout le temps perdu dans le vide», confie Gérard qui a maigri et a perdu l’appétit depuis la maladie de sa femme. Il n’est pas seul à s’occuper d’elle, mais les choses ne sont pas pour autant faciles. Le souvenir de la femme dont il est tombé amoureux et qu’il a aimée durant toutes ces années est toujours vivant dans son esprit et il aimerait la retrouver plus souvent. Mais ces moments-là sont rares. «Elle a toujours adoré les fleurs et parfois, elle va dans le jardin avec une fourchette et se met à casser quelques feuilles ici et là.»

 

Dans le tourbillon de l’oubli

 

Dans la salle du centre, transformée en un grand terrain de jeu, Mérode s’est installée, le regard dans le vide. Entre-temps, Simone, une autre patiente, est venue la rejoindre, sans vraiment faire attention à elle et a commencé à feuilleter des revues, comme à son habitude. «Elle fait systématiquement cela. On ne sait pas si elle les lit vraiment, mais c’est ce qu’elle fait chaque matin», commente Vilasha. Petit à petit, la salle se remplit. Les activités du matin pourront bientôt commencer. Le centre de l’association reçoit tous les jours un groupe de dix ou de quinze patients qui viennent y passer la journée. Sur place, ils participent à diverses activités, rencontrent des médecins et des psychologues. Voilà Nani, comme on l’appelle ici, qui fait son entrée. Drapée dans son sari couleur safran, elle a sa tête des mauvais jours et rejoint d’un pas lent ses camarades. Tout le monde est assis et Vilasha se lance : «Allez, levez les mains. Gauche. Droite. Gauche», dit-elle en joignant le geste à la parole.

 

Les consignes doivent obligatoirement passer par le visuel et le verbal. Dans le groupe, plusieurs ont du mal à suivre. D’autres décrochent rapidement, se concentrant sur autre chose. Ivy, la doyenne du groupe, est perdue, mais au jeu des questions-réponses, elle se montre parfois lucide. Elle se rappelle de l’une de ses filles qui vit au «Danemark», dit-elle. Elle se souvient aussi des premières paroles de celle-ci quand elle lui parle au téléphone : «Elle me dit “mami, mami”», lance-t-elle, en imitant une conversation téléphonique. L’instant est touchant. Contrairement à Ivy qui garde toujours quelques rares souvenirs, certaines oscillent entre perte de mémoire, sénilité et dépendance. C’est lors de ce test de mémoire que l’on en prend vraiment conscience. Si Nani peut dire quel jour on est, Ivy a plus de mal. Mérode, elle peine à définir la couleur de sa robe et à chaque fois qu’on lui pose la question, elle répète «ala li la, ala li la» en montrant fébrilement sa robe.

 

«Tourne tourne petit moulin»

 

Comme dans une école maternelle, les accompagnateurs entonnent la célèbre comptine Tourne tourne petit moulin. Mais Nani préfère regarder sa bague au lieu de faire le moulin qui tourne, l’oiseau qui vole et le poisson qui nage. «Allez Nani, allez», lance Vilasha en souriant pour l’encourager à participer.

 

Jacqueline, une ancienne enseignante de 66 ans, semble agitée. Comme pour tous les malades, son état n’a fait qu’empirer au fil des années. Aujourd’hui, comme un bébé, elle bafouille, incapable de faire des phrases. Finalement, lorsqu’il est l’heure de danser sur les disques d’antan, Jacqueline veut bien essayer. Avec Mérode, elle enchaîne quelques pas, un peu comme un robot, mais très vite, elle crie quelque chose. On ne comprend pas bien ce qu’elle dit, mais elle n’a pas l’air contente. Visiblement, Mérode lui a serré la main un peu fort. Heurtée par ce cri, Mérode regarde fixement Jacqueline avant de se diriger vers la porte. «Viens Mérode, viens», lui dit Vilasha. «Vous allez voir qu’au cours de la journée, elles vont se lever comme ça et partir. C’est une caractéristique qu’on retrouve chez ceux atteints de la maladie», explique-t-elle.

 

La journée va se poursuivre ainsi et, dans quelques heures, leurs proches viendront les récupérer. À l’approche de leur fille ou de leur fils, certaines penseront, comme nous le confie Vilasha, que c’est leur maman ou leur papa. Beaucoup semblent prisonnières d’un passé lointain – une situation difficile et éprouvante pour ces proches qui vivent au jour le jour avec cette terrible maladie. Puis, elles embrasseront avec tendresse celles avec qui elles ont passé la journée et qui s’occupent si bien d’elles, avant de partir. Demain, elles auront certainement tout oublié de cette journée et chaque jour ne sera plus qu’un éternel recommencement.

 


 

Noorinah Lotun, neuropsychologue : «Il arrive que le patient prenne ses proches pour des imposteurs»

 

La perte de mémoire est le principal symptôme de cette maladie. Y a-t-il d’autres signes ?

 

Au cours de l’évolution, on constate une diminution du débit de parole avec un manque de mots et de nombreuses phrases inachevées. Parallèlement au langage oral, l’aptitude à écrire se détériore. L’aptitude à lire reste la mieux préservée et pour plus longtemps. Le calcul arithmétique et la connaissance des nombres sont souvent perturbés. Les fonctions attentionnelles paraissent mieux préservées en début de maladie, mais fléchissent ensuite assez rapidement. En conséquence, le patient finit par se montrer distrait ou peu concentré. Il arrive qu’il se plaigne de temps à autre de son état, mais sans réellement percevoir l’étendue ou l’ampleur du problème. Au cours de l’évolution de la maladie, le patient finit souvent par ne plus se plaindre et c’est son entourage qui se montre le plus plaintif. Le patient devient sujet à des crises de lamentations, de sanglots et d’anxiété, voire même à de véritables états dépressifs dans certains cas. Il n’est pas rare de voir survenir des comportements agressifs lorsque la personne atteinte est contrariée. Il arrive également que le patient prenne ses proches pour des imposteurs, présente des hallucinations ou des idées délirantes.

 

La personne est-elle consciente de sa maladie ?

 

L’annonce du diagnostic de la maladie d’Alzheimer peut être en effet désorganisante et constituer une véritable effraction, alors que le but est d’informer pour donner tous les éléments afin d’éclairer la personne et son entourage sur la situation qu’elle traverse. Cependant, souvent, elle ne comprend pas vraiment et ne sait pas comment y faire face. Il y a le déni, l’emprise et le désinvestissement progressif du monde extérieur. Les pertes sur le plan cognitif favoriseraient un retour vers des modes plus archaïques de fonctionnement et les défenses mises en place risqueraient davantage d’interpeller l’entourage que les capacités restantes.

 

Et pour les proches ?

 

C’est une situation extrêmement difficile pour les proches. Accepter cette inéluctable séparation est dur et ils doivent se projeter dans un avenir de non-retour. Cette installation définitive peut être perçue sur le plan fantasmatique, comme une finitude inévitable, irréversible, une mort à venir associée à un vécu d’impuissance à agir. On peut parler alors d’une crise familiale qui révèle un bouleversement de l’identité familiale et la difficulté à vivre le changement. Elle correspond à une rupture dans la continuité de vie. Cette situation nouvelle suppose des renoncements, des deuils à vivre.

Publicité