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Par Yvonne Stephen
24 juillet 2023 07:27
Le conflit s’enlise. Et prend, de semaine en semaine, des proportions inédites rendant encore plus obscure et déroutante ce que de nombreux observateurs et politiciens de l’opposition qualifient de «crise institutionnelle» entre le Commissaire de police (CP) et le Directeur des poursuites publiques (DPP). Au niveau de la majorité, on minimise (voir hors-texte), on parle d’«interprétation». Poussant certains/es à estimer que le Commissaire de police agirait avec la bénédiction de l’équipe dirigeante, politisant ainsi une guerre froide et tendue qui inquiète. Des légistes, Kris Valaydon et Aurélien Oudin, jettent un regard sur ce qui se trame actuellement et font un appel pour un retour plus que nécessaire à la sérénité.
Car le CP, Anil Kumar Dip, a décidé d’aller plus loin : le 17 juillet, il a déposé une plainte constitutionnelle où il dit estimer que le bureau dirigé par Me Rashid Amine a usurpé ses pouvoirs dans le cadre d’enquêtes de police, qu’il a «jeopardise the integrity of the investigation of crimes in respect of certain individuals». Il a évoqué certaines affaires : celle de Bruneau Laurette mais aussi celle d’Akil Bissessur, d’Avinash Bissessur et de Doomila Devi Moheeputh ou encore celle de Sherry Singh et de son épouse. L’équipe légale du chef de la police est composée des avocats, Désiré Basset et Ravin Chetty, de l’avouée, Shamila Sonah-Ori (ces noms ne vous sont probablement pas inconnus ; ces personnes représentent également le Premier ministre). Mais aussi du King’s Counsel, Me Paul Ozin. La Cour suprême devra trancher, encore une fois, sur la délimitation des pouvoirs des deux postes. Le rendez-vous est pris pour le 7 septembre.
Plus tôt cette semaine, soit le lendemain du dépôt de la plainte constitutionnelle, le 18 juillet, Anil Kumar Dip devait essuyer un revers. Il avait signifié son intention d’avoir recours à des avocats du privé dans l’affaire du couple Singh (Sherry Singh et son épouse, Varsha, accusés, provisoirement, de conspiracy to commit money laundering). Néanmoins, la magistrate Nitisha Seebaluck a avancé dans un ruling que si le CP souhaitait aller dans cette direction, il pourrait le faire, uniquement, après avoir obtenu l’aval du DPP. Si ce n’est pas le cas, c’est aux avocats de cette instance de mener le dossier de la poursuite, comme le veut la section 72 de la Constitution.
Une précision qui n’avait pas, vraiment, lieu d’être. Pour Aurélien Oudin, juriste, les choses sont simples. Limpides même. Il y a deux postes constitutionnels avec des responsabilités bien établies : «Ce sont des principes qui ont toujours été là. Le DPP se charge de la poursuite, c’est lui qui décide si une affaire peut aller en cour ou non. Le Commissaire a la responsabilité de s’assurer que les enquêtes soient faites convenablement. Le CP prend ses instructions du DPP et non l’inverse. Il faut être clair là-dessus.» Clair ? Ça ne semble pas l’être pour Anil Kumar Dip qui a, visiblement, une autre lecture de la situation.
Ce qui pousse Aurélien Oudin à s’interroger : «Je ne vois pas pourquoi le CP agit ainsi. Est-ce encore une preuve de dictature ? Il se voit «envahi» par les pouvoirs du DPP et ne sait plus quoi faire ? En riposte, il veut mettre les bâtons dans les roues de ce dernier ?» Ce qui se passe actuellement n’a pas vraiment de sens, sauf si l’essence du problème est ailleurs, estime-t-il : «Je crois qu’il y a un aspect politique qui vient détourner les responsabilités des uns et des autres.» Il rappelle la décision de Xavier-Luc Duval et de son équipe de démissionner du gouvernement suite à un projet de loi, le Prosecution Commission Bill, qui aurait mis à mal «l’indépendance du DPP»…
Pour Kris Valaydon, avocat, conférencier en droit et docteur en démographie, le temps des questions est révolu. Il laisse la place aux affirmations : «Ce qui se passe confirme la phase de décadence politique et institutionnelle dans laquelle le pays s’enlise.» Il évoque un manque de recours pour que la situation s’apaise, que le conflit s’étiole et que le calme revienne : «Le plus grave c’est qu’il n’existe aucun moyen dans le système, il n’y a aucune institution aucun mécanisme qui puisse empêcher ce type de conflit de surgir ni même ramener à la raison ceux par qui le scandale démarre. On ne peut pas faire appel au judiciaire parce que le juge n’intervient que s’il a une affaire qui est présentée devant lui.» Un recours probable aurait pu être la présidence, estime-t-il.
Malheureusement, cela ne semble pas être réalisable, poursuit Kris Valaydon : «On aurait pu penser que le président de la République peut intervenir, mais lorsque l’on connaît le contexte et ce que la Constitution lui donne comme pouvoir, il est évident qu’on ne peut pas aller frapper à sa porte pour mettre un terme à une défiance d’une institution même si l’acte s’apparente à une violation de la Constitution.»
L’avocat est d’avis que les choses ne peuvent continuer ainsi, néanmoins : «Cette situation n’est pas soutenable dans le long terme ni même à moyen terme. Tous ces individus, responsables de la fragilisation de nos institutions, vont devoir assumer leurs responsabilités pour leurs actes qui peuvent entraîner une perte de confiance dans les institutions censées assurer la paix et la stabilité dans le pays.» Aurélien Oudin est d’avis qu’il est grand temps que la situation s’apaise : «Il s’agit de deux postes constitutionnels, c’est le moment pour que les parties concernées assument leur responsabilité et fassent preuve de maturité afin de mettre le conflit de côté. Il ne faut pas oublier qu’un DPP reste un DPP. Un CP ne peut croire qu’il peut le défier. Quel est l’exemple qu’on donne aux jeunes, aujourd’hui en utilisant ce langage, cette manipulation ? Et concernant la compréhension des postes constitutionnels ?»
…l’affaire de Bruneau Laurette. Il semblerait que c’est à partir de là qu’il y aurait eu des fritures sur la ligne de communication entre le CP et le DPP. Anil Kumar Dip n’aurait pas apprécié que la poursuite ne fasse pas appel de la décision de la magistrate de remettre en liberté le politicien de One Moris (le CP a fait une demande de révision judiciaire). Et depuis, il y a eu l’affaire des frères Bissessur et du couple Singh.
Pas de nuage à l’horizon. Pravind Jugnauth l’a dit : pas de problème que le CP fasse appel à des avocats du privé. Le Premier ministre, qui était en sortie publique le 29 juin, a appelé à la collaboration : «J’espère qu’il y aura une collaboration entre ces deux institutions, toutes deux régies par la Constitution, avec chacune son indépendance. J’espère qu’ils vont travailler ensemble pour arrêter des trafiquants de drogue et des corrompus.» Avinash Teeluck devait lui, s’exprimer également sur la question : «Il n’y a aucune cassure entre le DPP et le Commissaire de police, il n’y a pas de hache de guerre qui a été déterrée. Chacun fait son travail et, visiblement, chacun a son interprétation dans ce cas précis. Il y a juste une divergence dans l’approche.»
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