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20 avril 2022 15:37
Les saisies records à travers l’île ne se comptent plus. Il semble même qu’elles n’aient jamais été aussi régulières. En l’espace de quelques semaines, les forces de l’ordre ont collectionné les opérations fructueuses dans l’île ; la dernière en date ayant eu lieu à Belle-Mare le lundi 11 avril, dans la matinée. Lors de cette descente des officiers de la Divisional Crime Intelligence Unit (DCIU) de l’Est, sous la supervision du commissaire de police (CP) Anil Kumar Dip, 15 kg d’héroïne, dont la valeur sur le marché est estimée à Rs 225 millions, ont été saisis au domicile de la famille Arthemidor à l’avenue Albizia, à Cité Perdue. Au moment de la perquisition, l’individu que les enquêteurs recherchaient était absent, ne laissant d’autre choix à la police que d’interpeller son père. Au bout de quelques heures, le suspect Louis Laval Richard Gerale Arthemidor, 40 ans, a fini par se livrer à la police, disculpant ainsi son père. «Tou sa ladrog ki finn gagne kot mwa-la, pou mwa sa ek mo pran mo sarz. Mo papa pena nanye pou fer ladan», aurait-il avoué aux enquêteurs.
Cette nouvelle saisie record, soit la quatrième en l’espace de deux semaines, est survenue au bout de 72 heures de surveillance. C’est ce qu’a déclaré le CP lors d’un point de presse aux Casernes centrales suivant les faits. «Mo finn met enn selil diskre pou travay lor terin. Informasion nou gagne, nou travay li minisiezman. La DCIU a porté ses fruits. Nous collectionnons des saisies records depuis que nous avons mis sur pied cette unité. Je le redis, ce système de cellule d’information, je suis en train de le consolider. Je mettrai sur pied un “striking force” pour l’accompagner. Le combat contre la drogue est l’une de mes priorités ainsi que celle du gouvernement. Nou kone ki di tor li fer a la sosiete, a bann zenn.» Il a profité de l’occasion pour envoyer un signal fort aux trafiquants de drogue. «Mo anvi dir zot ki nou pou kontign nou konba san relas, san mersi. J’invite la population à nous remettre des informations si nécessaire. Ma porte est grande ouverte et cela se fera dans la confidentialité.» Il a également félicité ses hommes pour leur «travail formidable».
Ce gros coup de filet n’est pas le seul réalisé par ses hommes récemment car, rappelons-le, trois autres opérations d’envergure ont eu lieu au cours de ces deux dernières semaines, pour ne citer qu’elles. Le jeudi 7 avril, les limiers de l’Anti-Drug and Smuggling Unit (ADSU) avaient procédé à l’arrestation de Sylvio Pierre Yannick Louis. Cet homme de 35 ans avait été pris en chasse par la brigade anti-drogue dans les rues de Cité Vallijee, avant d’être intercepté avec 4 kg d’héroïne, dont la valeur marchande s’élève à environ Rs 62 millions. Deux jours plus tôt, Navin Ramkerrun, un directeur de compagnie de 47 ans, avait été appréhendé dans son bureau, dans la capitale, avec ses deux complices présumés : Dean Shane Nikhil Nobin et Tirouven Vencatasamy, tous deux âgés de 20 ans. Ils avaient en leur possession environ 1 013 g d’héroïne, estimée à Rs 15 millions. Alors que le jeudi 31 mars, dans la soirée, trois jeunes ont été appréhendés à bord d’un bateau de plaisance au large de Pointe-Sud-Ouest. Les suspects, Navindra Gunness, Miguel Brasse et Aurelien Edouard, âgés entre 21 et 27 ans, ont été arrêtés dans le cadre de cette affaire, après avoir été trouvés en possession de Rs 33 millions de cannabis et de haschisch, qu’ils auraient ramené de l’île de La Réunion.
La dernière saisie en date, survenue au domicile de Richard Arthemidor, a suscité beaucoup d’interrogations. L’emballage ressemblant à celui de la drogue saisie sur Sylvio Pierre Yannick Louis et portant l’inscription «Blue Sapphire 999/555», les enquêteurs n’écartent pas la possibilité que ces drogues proviennent d’Afghanistan et qu’ils aient pu être introduites dans l’île par voie maritime après une escale à Madagascar. D’autant qu’un rapport du Global Initiative Against Transnational Organized Crime (GIATOC) sur l’évolution du commerce des produits illicites dans l’ouest de l’océan Indien, rendu public en 2021, révèle que notre pays est devenu une plaque tournante pour les transactions des stupéfiants dans notre région. Les récentes saisies confirment que c’est principalement par voie maritime que les produits illicites rentrent sur notre sol. Les trafiquants profitent de notre positionnement géographiquement vulnérable pour œuvrer en toute impunité.
Notre territoire maritime est très vaste, soit 2,3 millions de mètres carrés d’eau. Ce qui équivaut à la dimension de six pays d’Europe mis ensemble, à savoir la France, l’Angleterre, l’Espagne, la Grèce, l’Italie et l’Allemagne. Selon le rapport du GIATOC, la drogue débarque chez nous en provenance d’Afghanistan par voie maritime en passant par la Somalie, le canal du Mozambique et Madagascar. Les drogues de synthèse proviennent, elles, de Chine et de Corée. Ce document confirme que Maurice est un gros consommateur d’héroïne. La cocaïne et les psychotropes sont également très demandés par les toxicomanes mauriciens.
Le rapport du GIATOC indique que notre île sert ainsi de plaque tournante dans l’acheminement d’héroïne vers La Réunion, les Seychelles et Rodrigues. C’est par le biais du Banc Soudan, au nord de l’île, que nos trafiquants locaux vont récupérer les cargaisons à bord de puissants hors-bord ou yachts guidés par des appareils électriques derniers modèles. Jusqu’à 500 kg sont récupérés par voie navale. Les trafiquants profitent de la grande étendue de la zone maritime et des lacunes et manquements dans les protocoles de surveillance par les autorités pour écouler en douce les différentes cargaisons. Toujours selon le rapport, plusieurs trafiquants utilisent un réseau de coordination bien huilé. Ce qui expliquerait pourquoi il n’y a pas de pénuries de drogue sur le marché mauricien après deux confinements et la guerre en Ukraine.
Le 26 juin de chaque année, à l’occasion de la Journée internationale contre l’abus et le trafic des drogues, l’Union Nations Office on Drugs and Crime rend un rapport public sur la situation du trafic de drogue à Maurice. Ledit rapport indique que Maurice arrive à la première place en Afrique en tant que pays où on consomme le plus l’héroïne, ainsi que les différentes drogues de synthèse. Selon ce même rapport, notre île est classée 5e dans le monde pour la prévalence à l’héroïne. La consommation d’héroïne reste populaire malgré le programme de substitution par la méthadone et l’échange de seringue proposés par le gouvernement, en 2006. Les travailleurs sociaux notent également la montée en puissance des drogues de synthèse qui sont facilement accessibles à travers le pays. Autre fait marquant : le rajeunissement et la féminisation des toxicomanes.
D’autre part, en ce qui concerne l’enquête sur la drogue saisie sur un bateau il y a deux semaines, les officiers de l’ADSU n’écartent aucune piste. Le quartier général de l’ADSU soupçonne un «well-known drug dealer» d’être le présumé commanditaire de la grosse quantité de cannabis et de haschisch récupérée sur ce hors-bord. Le nom de cet habitant de l’Ouest revient également avec insistance comme le nouveau caïd qui tire les ficelles du trafic d’héroïne dans plusieurs localités du pays. Ce jeune homme serait à la tête d’un réseau bien huilé qui comprend plusieurs hommes. Il est également à la tête d’une équipe qui a un important dispositif logistique comprenant plusieurs 4x4, des motos avec des grosses cylindrées et des speedboats.
«Zame pa finn resi gagn li dan okenn case. Si arive aret li ousi so bann jockey pran sarz bann case-la. Inn deza aret li enn fwa pou money laundering. Ti aret li avek Rs 500 000. Lanket-la ankor pe roule ziska ler. Sa trafikan-la so network gran. Li ena boukou dimounn ki mars ek li. Li pey so bann zom bien. Li pa tous ladrog ditou. So bann zom mem fer tou. Li ena informater partou, mem dan la polis. Li okip sirtou transpor kanabis an gran kantite depi La Réunion. Nou ena ousi linformasion ki li mem pe kontrol trafik eroinn dan plizir landrwa dan Maurice depi ki Veeren ek lezot trafikan ferme», explique un élément de la brigade anti-drogue. Notre source indique que ce sont les faits et gestes de cet habitant de l’Ouest qui ont mis la puce à l’oreille des officiers de l’ADSU.
Il nous revient que ce jeune homme mènerait une vie de prince. Il roulerait dans un bolide. Il aurait construit une luxueuse maison dans un village côtier. Il vient également d’ouvrir un fast-food dans cette région. Sur les réseaux sociaux, il n’hésite pas à poster une photo de lui dans un jet privé. Il aurait également «kraz lakaz site so 35» qui habite dans les environs de Port-Louis pour construire une belle maison. La police soupçonne également un proche, qui vend des produits de la mer, de blanchir de l’argent pour lui. Selon une autre source policière, ce présumé trafiquant de drogue aurait également financé des concerts avec l’argent émanant du trafic de drogue.
Les trafiquants ont toujours trouvé plusieurs astuces pour blanchir l’argent de la drogue. De nos jours, certains sont propriétaires de plusieurs commerces via des prête-noms. Il y a des snacks, des restaurants, des fast-foods, des car wash, des magasins de spare parts ou de tuning pour les voitures, ou encore des magasins de vêtements de luxe et des salons de coiffure proposant également des spas dans des centres commerciaux. D’autres caïds optent, eux, pour les courses hippiques et les maisons de jeux. Pour pouvoir opérer en toute quiétude, certains trafiquants n’hésitent pas à financer les campagnes électorales via leurs hommes de mains en échange de promesses de protection occulte à l’avenir.
Le suspect Sylvio Pierre Yannick Louis, arrêté le jeudi 7 avril, semble avoir converti l’argent de la drogue en bijoux. Lors d’une perquisition à son domicile, suite à son arrestation, les éléments de l’ADSU de la Western Division ont procédé à la saisie de chaînes en or, de bracelets, de médaillons, de pierres précieuses, ainsi que d’une Rolex, valant environ Rs 500 000. D’après l’ADSU, certains bijoux auraient été achetés pour blanchir de l’argent, alors que d’autres auraient servi de monnaie d’échange.
Dans son rapport sur la commission d’enquête sur la drogue, Paul Lam Shang Leen avait recommandé la mise sur pied d’une seule entité pour faire le lien entre l’ADSU, l’ICAC, le FIU et la MRA, entre autres. Le but était de traquer les biens obtenus de façon illicite par les trafiquants de drogue. Cette recommandation n’a toutefois jamais abouti.
Cette absence de coordination entre ces différents organismes joue en faveur des caïds qui font du «business as usual» sur le terrain depuis 2018. La publication du rapport de l’ancien juge n’a eu aucun effet sur la vente de drogues. Aucune pénurie ni action particulière jusqu’ici, alors que le gouvernement a dépensé Rs 30 millions pour financer la commission d’enquête sur la drogue. Résultat : en 2019, le pays est placé sur la liste grise de la Financial Action Task Force par son incapacité à lutter comme il se doit contre le blanchiment d’argent du trafic de drogue.
Le responsable de la prévention auprès des jeunes et des adultes chez DRIP (Développement, Rassemblement, Information et Prévention) est catégorique : «La prévention et l’éducation sont les seules armes que nous avons dans ce combat contre le trafic de drogue. Il est très important d’éduquer les gens aux méfaits de la drogue et sur comment s’en sortir. Les récentes grosses saisies donnent une indication que la répression n’a pas découragé les trafiquants à mettre fin à leurs activités illicites. Au contraire, nous sommes choqués par la quantité de drogue disponible sur le marché local. Plusieurs ONG engagées dans la prévention ont tous cru que les autorités allaient, par exemple, ouvrir l’accès aux centres communautaires, centres municipaux ou village halls pour nous permettre de continuer à faire des campagnes pour la prévention mais cela n’a pas été le cas. Il n’y a presque plus de campagnes de prévention en raison des restrictions sanitaires. Nous insistons pour avoir accès aux différentes structures pour pouvoir reprendre la prévention avec des groupes de 20 à 25 personnes.»
Le décès du premier résident du Centre de Solidarité, le lundi 11 avril, a provoqué un nouveau déclic en lui. Cadress Rungen du Groupe A de Cassis et de Lakaz A cache difficilement son amertume devant la situation inquiétante du trafic de drogue à Maurice. «Nou ti ena enn bel lesperans ki ladrog pou diminie dan nou zoli pei. Ki bann mama, bann papa, bann frer, bann ser, pou aret plore. Sant Solidarite finn fer so sime avek plizir lot sant ki finn travay ek pe ankor travay pou ki nou bann zenes sorti dan sa lanfer-la ek ki bann fami, sirtou bann mama, aret plore. Nou ti krwar ki prizon de pli an pli pou vid. Nou ti krwar ki tou bann landrwa ki ti afekte avek ladrog pou trouv enn lot peizaz kot fer bon pou viv. Zordi, mo leker kase. Mo nepli konpran ki pe arive dan nou zoli pei. Malgre tou zefor ki pe fer par bann travayer sosial, par minister la sante, par Ladsu, mo nepli konpran. Ki kantite formasion, konferans lor konferans finn fer ek pe fer. Statistik lor komie miliar roupi finn sezi. Me mo nepli kapav trouv sa kantite larm bann mama ki pe koule. Bann mama dir mwa telma zot inn plore, zot nepli ena larm. Zordi se la plipar bann mama ki pe swiv tretma o lie bann izaze ladrog. Reabilitasion ek reinsersion pe vinn pli konplike», dit-il. Et d’ajouter : «Il faut se réinventer pour mieux lutter. Il faut réinventer la prévention. Il faut réinventer l’accompagnement. Les travailleurs sociaux doivent eux aussi se réinventer. Il faut faire un mélange de jeunes et de vétérans qui aiment le pays pour lutter ensemble. Il faut utiliser “langaz bann zenn”. Il faut se servir des nouvelles méthodes. Travayer sosial onet, sinser, konpetan ek ki ranpli ar konpasion, bizin retann zot lavwa.»
Le président de l’Association des Travailleurs sociaux de Maurice est d’avis que le pays a déjà perdu le combat contre le trafic de drogue. Ally Lazer se fie à des «evidence base» pour arriver à cette conclusion. «La situation est désormais from bad to worst. Je ne veux pas dramatiser ni banaliser mais le pays est devenu un drug trafficking hub. Nos nombreux appels dans le passé sont toujours tombés dans l’oreille des sourds. Le plus grand obstacle dans le combat contre la drogue demeure la corruption. Je note toutefois qu’il y a toujours des gens honnêtes qui mènent un combat sans relâche. Les saisies se comptent par milliards de roupies désormais. Parallèlement, les autorités proposent des solutions goutte à goutte face au fléau de la drogue. En 2003, une étude avait conclu qu’il y avait environ 17 000 à 18 000 toxicomanes accros à l’héroïne. La quantité de cette drogue saisie ces derniers temps prouve aujourd’hui que ce nombre a peut-être triplé malgré le programme de substitution par la méthadone. Il n’y a jamais eu de pénurie de drogue dans le pays malgré deux confinements et la guerre en Ukraine. Le jour où il y en aura, il y aura une révolution. L’offre et la demande dirigent le marché local. Il n’y a pas de réelle volonté politique pour lutter contre le trafic de drogue. »
Textes : Élodie Dalloo et Jean Marie Gangaram
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