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26 novembre 2025 14:18
Derrière les écrans, le silence peut être fatal. Telegram, une application longtemps perçue comme un simple outil de messagerie, devient peu à peu le terrain d’une dérive inquiétante où s’échangent, sans contrôle, des images, des propos, des bizutages et des jugements capables de détruire des vies, briser des familles ou même pousser à commettre des actes irréparables. Comme cette jeune fille de 17 ans qui s'est suicidée il y a deux semaines parce que son ex-petit ami aurait partagé des photos intimes d'elle sur ce réseau. Face à cette réalité alarmante, il est urgent de s’interroger sur les dangers cachés derrière cette plateforme et sur la responsabilité collective d’y mettre des limites. Pour mieux comprendre ce phénomène, nous avons rencontré Hissen Caramben (photo), Research Officer au Groupe Jakarta et spécialiste de la psychologie digitale, qui décrypte les mécanismes psychologiques et sociaux qui se jouent derrière l’écran.
Nous savons tous à quoi ressemble un iceberg... Eh bien, l’application Telegram en est un à part entière : une surface lisse et anodine, qui dissimule pourtant un danger bien réel sous ses profondeurs. Derrière les discussions, les canaux et les groupes, se cache un univers bien plus sombre qu’il n’y paraît. C’est ce que confirme Hissen Caramben, Research Officer au Groupe Jakarta et spécialiste en psychologie digitale, qui s’est longuement penché sur la partie cachée de cette application.
Selon le rapport Cybersecurity Trends and Predictions 2025 publié par le CERT-MU, 178 cas de sextorsion ont été signalés en 2024 à Maurice via la plateforme MAUCORS+, un chiffre en nette augmentation par rapport aux années précédentes. Ces données nous montrent une réalité préoccupante de la cybercriminalité à caractère sexuel, notamment sur des applications comme Telegram, où l’anonymat et la confidentialité favorisent les dérives.
Aussi séduisante qu’elle puisse paraître, Telegram est une application à double visage. Derrière ses promesses de sécurité renforcée, avec ses trois couches de cryptage et son mode de confidentialité réputé infaillible, elle séduit surtout les jeunes. Pour beaucoup, cette plateforme est synonyme de liberté : celle de s’exprimer sans être jugé, de rejoindre des groupes d’intérêts communs ou d’échanger en toute discrétion.
Une apparente protection qui, en réalité, ouvre la porte à toutes les dérives. Car dans cet espace où l’anonymat règne en maître, les frontières entre liberté et impunité s’effacent dangereusement. Des photos intimes y circulent sans consentement, des conversations privées se transforment en sources d’humiliation publique et des vies basculent en quelques clics. Les femmes, souvent prises pour cibles, en paient la plus lourde conséquence, parfois sans même comprendre comment elles se sont retrouvées exposées.
**Les conséquences d’un usage sans conscience **
Mais d’où vient cette mauvaise utilisation de l’application ? Selon Hissen Caramben, tout remonte à la période de la pandémie de Covid-19, entre 2019 et 2020. «Le confinement a bouleversé de nombreuses petites entreprises qui, ne pouvant plus survivre, se sont tournées vers le numérique. Certaines d’entre elles (pas toutes) ont alors commencé à exploiter les données de leurs clients pour créer des groupes, ou channels, sur Telegram, dans le but de les revendre.»
À cette époque, on estimait à près de 200 000 le nombre de photos et de vidéos échangées sur ces réseaux parallèles. Aujourd’hui, ce chiffre aurait explosé pour atteindre 1,4 million d’images et de vidéos circulant sous forme de bundles, des packs vendus entre Rs 300 et Rs 1 000, selon la demande et l’accès aux groupes privés. Une réalité inquiétante dont peu de personnes mesurent encore l’ampleur. Derrière l’apparente liberté qu’offre Telegram se cache un monde souterrain où prospèrent jeux illégaux, partages de contenus intimes à but lucratif, réseaux de prostitution, et même, parfois, des death games, ces jeux macabres qui circulent dans l’anonymat le plus total.
Pendant cinq ans, la variation des contenus diffusés sur Telegram a été étudiée de près, en explorant à la fois les algorithmes de l’application et les comportements psychologiques de ses utilisateurs. Et les résultats donnent froid dans le dos. Derrière les écrans, c’est tout un monde parallèle qui s’est construit, loin des regards et du contrôle. On y trouve de tout : contenus pédo-criminels, trafic de drogue, faux passeports, jeux de suicide, prostitution, chantage, harcèlement... Des réalités terribles, souvent banalisées, partagées en quelques clics, sans conscience du mal qu’elles infligent.
Car derrière chaque image, chaque lien, il y a une victime. Une personne humiliée, détruite ou poussée au désespoir. Et pourtant, tout cela se déroule dans le creux de nos mains, comme si le nouveau dark web s’était installé dans nos téléphones, au cœur de notre quotidien.
L’envers du décor numérique
Comme on le dit souvent, «l’interdit attire l’homme». Et c’est précisément ce qui rend Telegram si dangereux. Le Research Officer Hissen Caramben confirme que la plupart des utilisateurs sont parfaitement conscients des risques qu’ils prennent. «Ils savent que partager des photos intimes est illégal, que la drogue est illégale, que ces échanges sont interdits… Mais beaucoup pensent maîtriser la digitalisation, alors qu’en réalité, c’est un océan immense, et bien souvent, les gens s’y noient.»
Ce sentiment d’anonymat, présenté comme une liberté, devient alors une porte ouverte à toutes les transgressions. Sur Telegram, les tabous sexuels, encore profondément ancrés dans la société mauricienne, s’effacent. Les utilisateurs se sentent libres de parler de tout, de partager sans retenue, sans craindre d’être jugés. Une liberté qui, à première vue, paraît inoffensive, mais qui, dans les faits, nourrit les pires excès.
**Les jeux de la mort **
Avez-vous déjà entendu parler de Blue Whale, Momo ou encore du Blackout Challenge ? Derrière ces noms qui circulent souvent sur les réseaux sociaux se cache un cercle vicieux et mortel, où le jeu devient un piège psychologique. Selon Hissen Caramben, ces défis appelés «dare games» ou «suicide games» séduisent particulièrement les jeunes en quête de sensations ou de reconnaissance.
«Les participants sont invités à relever des défis classés par paliers, de 1 à 50, un peu comme dans un jeu vidéo. Les premiers niveaux paraissent anodins : se couper légèrement par accident, boire un peu d’alcool ou accomplir un acte risqué. Mais plus les niveaux avancent, plus le danger s’installe. À partir du niveau 20, les jeunes sont poussés à défier la mort, par exemple, boire des produits chimiques, sauter de hauteurs extrêmes, ou encore se suicider à l’approche du dernier palier», explique-t-il.
Le regard des autres…
Parfois, c’est ce simple regard, celui des autres, qui pousse au pire. Par peur du jugement, certains jeunes choisissent l’irréparable. «Quand les photos s’échangent dans l’ombre, en privé, c’est souvent dans le but d’attirer l’attention ou d’impressionner quelqu’un. L’enjeu paraît excitant, presque anodin», souligne Hissen Caramben. «Mais quand ces images se retrouvent publiées sur les réseaux, tout change. Les jeunes, surtout les filles, sont envahis par la honte et la peur du jugement social. Avec la digitalisation, le lien de confiance entre parents et enfants s’est affaibli. L’adolescent, isolé, ne sait pas vers qui se tourner pour chercher de l’aide. Dans une société encore très attachée aux valeurs familiales et morales, beaucoup craignent de décevoir leurs parents… et, ne voyant plus d’issue, mettent fin à leur vie pour échapper à la honte.»
Des pistes pour agir
Face à l’ampleur du danger, Hissen Caramben appelle à une mobilisation collective. Selon lui, la lutte contre les dérives numériques ne peut se limiter à la répression, elle doit avant tout passer par l’éducation, la prévention et la transparence. «Il faut intégrer des formations pédagogiques sur l’usage du numérique et sensibiliser les élèves à l’impact psychologique de leurs actes en ligne. Les médias, en tant que piliers de la communication, ont également une responsabilité majeure. Ils doivent continuer à informer sans détour, à exposer les véritables causes des suicides liés à Internet, et à montrer la réalité du danger digital pour briser le silence et éveiller les consciences.»
Enfin, Hissen Caramben insiste sur la nécessité pour les autorités d’adopter une approche plus moderne et humaine : «Plus de transparence, plus de formation sur les enjeux numériques, et surtout une meilleure compréhension de la psychologie humaine dans le contexte digital. C’est ainsi qu’on pourra prévenir et surtout, éviter de nouvelles catastrophes humaines.»
837 cas de cybercriminalité rapportés ; aucune condamnation à ce jour
Le sujet a été évoqué lors de la session parlementaire du mardi 11 novembre. La députée Stéphanie Anquetil a questionné le Premier ministre Navin Ramgoolam sur le fonctionnement et la composition de la Cybercrime Unit de la police et le nombre de plaintes enregistrées à travers le Mauritian Cybercrime Online Reporting System (MAUCORS+), qui collabore étroitement avec la Computer Emergency Response Team (Mauritius) (CERT-MU), placée sous la tutelle du ministère des Technologies de l’Information, de la Communication et de l’Innovation. Ce département, dirigé par un assistant surintendant de police (ASP), compte actuellement 14 officiers de différents grades formés pour traiter les enquêtes nécessitant une expertise en technologie. Les cas peuvent être rapportés dans n’importe quel poste de police ou à la Central Criminal Investigation Department (CCID) avant d’être transférés à cette unité. Entre janvier 2023 et novembre 2025, la Cybercrime Unit a traité 837 affaires, dont celles enregistrés auprès du MAUCORS+. Une totalité de 1 038 dépositions ont été recueillies auprès de plaignants, témoins et suspects, et 120 personnes ont été arrêtées. Parmi ces affaires, 167 ont été classées pour insuffisance de preuves ou impossibilité de localiser les suspects, quatre autres ont été abandonnées sur avis du Directeur des poursuites publiques (DPP), 640 sont encore en cours d’enquête, 21 attendent l’avis du DPP et cinq ont été déférées devant le tribunal. Néanmoins, à ce jour, il n’y a eu aucune condamnation. S’il a réaffirmé l’engagement du gouvernement à protéger les citoyens des menaces numériques, le Premier ministre a concédé que la Cybercrime Unit ne fonctionnait pas comme elle le devrait. Des mesures correctives pourraient être envisagées.
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